L’effraction du réel
Essai sur la violence actuelle (contemporaine) avec une référence particulière pour les films du cinéaste Philippe Grandrieux
Quant au cristal qui contient des pailles, celui qui dans sa masse renferme des parcelles de matières opaques, celui-là nous procure un plaisir plus vif encore
TANIZAKI Eloge de L’ombre[1]
Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair obscur produit par la juxtaposition de substances diverses
TANIZAKI[2]
Sommaire
Introduction
Film après film, Philippe Grandrieux filme le réel, inlassable. Et quand on s’approche du réel, on trouve immanquablement la violence : celle d’autrui d’abord certes car la plus facilement repérable puis la sienne plus sourde envers laquelle nous avons parfois quelque complaisance. Grandrieux filme aussi la réaction qui anime l’être humain lorsque subitement il prend conscience de l’horreur de sa violence, il film son désir de rachat et sa quête d’une rédemption. Faire le bien ou souhaiter le bien de l’autre. Mais derrière cette quête, c’est le visage grimaçant de la violence qui apparaît, toujours plus forte, plus impulsive plus difficilement contrôlable.
Le monde est violent, l’homme est violent, Grandrieux le sait et nous le montre.
Le monde est violent car nous sommes contraint de nous soumettre à son ordre, obligé d’en respecter ses règles. Il est violent lorsque l’individu se sent démuni face à ses exigences, désemparé dans ses attentes, renvoyé toujours à un sentiment d’impuissance et d’incapacité. Il éprouve alors la résurgence du sentiment archaïque du desêtre premier qui le bouleverse et le déroute.
L’homme est violent à cause de ses pulsions qui exigent toujours plus de satisfaction, inlassable, perpétuellement à devoir êtres comblés pour trouver enfin un apaisement mais toujours précaire et transitoire, de la force de la jouissance qui possède de son corps et surtout de l’altérité qui seule nous donne le sentiment de notre existence. Cruelle nécessite d’en passer par un Autre inconnaissable pour exister, Autre qui est notre limite, notre contour. Violence enfin de la confrontation au réel sans nom.
Grandrieux filme la violence, cette violence qui est au centre de toute existence. L’objectif de sa caméra tente d’en suivre les contours, films après films. Les spectateurs de ses films sont mis à mal car ils sont submergés par la déferlante violente d’images. En plus comme pour bien nous dérouter, ces images ne montrent rien et ne décrivent rien. Façonnées par l’œil de Grandrieux, elles ne sont que quanta d’énergie brute qui échappent à toute organisation sensée du monde. Elles viennent percuter férocement notre rétine avide de sensations d’images et de lumières.
Grandrieux tente de cerner le réel cherchant à parcourir ses bords, voulant sculpter des entames avec le souhait qu’un tel prélèvement serait possible et qu’il viendrait en atténuer ses effets. Mais, en vain, car réel ne se laisse pas plus saisir par les images que par des mots : le flou, le tremblé témoignent de ces dérisoires tentatives de l’approcher, car le réel toujours se dérobe. L’obscur et l’opacité en sont ses lisières, le brumeux et le marécage ses bordures. Il résiste à toute tentative d’effraction.
Rendre visible le réel est le rêve de tout artistes. Philippe Grandrieux, caméra au point, court après ce projet insensé. Son œil scrutateur vise à s’emparer de l’insaisissable, espérant donner à voir l’impossible. Grandrieux s’obstine à monter ce qui ne peut être vu, ne renonçant jamais devant les difficultés. Le heurt avec le réel ne peut être que brutal, comme le manifeste la violence qui s’exprime dans de ses films. Mais après chaque chute, Grandrieux se relève de nouveau, encore plus déterminé et repart aussitôt, caméra en étendard pour une lutte sans merci. Il ne renonce jamais car il est persuadé que c’est au contact du réel que gît la vérité. À juste titre. La vérité s’abrite du réel. Mais cette vérité en cause ici n’est pas la vérité de la fiction, celle dont la validité est espérée de fait de sa ressemblance avec le monde, ni celles de ces histoires que l’on raconte habituellement au cinéma dont la fonction première est de satisfaire notre désir de sens et de compréhension pour nous rassurer, mais la vérité nue, sans discours, cette vérité essentielle qui est la source de toute vie. Grandrieux traque l’impossible vérité du cinéma.
Le cinéma de Grandrieux est inclassable : il n’est ni fiction dans la tradition cinématographique classique bien qu’il en emprunte certaines de ses formes, ni cinéma expérimental car il persiste une histoire dans ses films. Il n’est pas réflexion sur le cinéma à la manière de Godard, mais expérience visuelle contemporaine. Son cinéma interroge l’homme contemporain et nous livre un constat froid et sans concession sur sa violence. Aujourd’hui, l’être humain est animé d’une volonté d’emprise ravageuse et d’un désir de possession absolu. L’impossible rapport entre hommes et femmes, la solitude et l’effroi face à un monde sans certitude sont au centre de ses films. Même s’il est déroutant, quelquefois confus en s’égarant parfois dans des dédales de sensations éclatées, son cinéma offrent des images cohérentes à son propos. Il nous convie à ressentir ses impressions du monde, cherche à rendre perceptible ses sensations de la nature, et à nous faire éprouver la douleur des êtres face à l’altérité et la souffrance des corps soumis à la force destructrice des pulsions.
Grandrieux parle de deux mondes distincts : celui de la nature et celui des hommes. L’un est fragile, pur et beau, c’est le monde de la nature, des arbres et des ruisseaux … L’autre est violent, tendu et meurtrier, c’est l’univers des hommes. La nature du monde extérieur est apaisante et sereine l’autre alors que le monde des hommes est marqué par la violence sauvage, l’emprise agressive et la volonté d’appropriation. Cette violence humaine trouve sa satisfaction dans la cruauté animale. Le mal est la particularité de l’homme, car la nature n’est pas souillée par le désir ou marquée par l’altérité.Mais cette trace du désir dans l’homme peut le rendre soit bon, soit irrémédiablement mauvais. L’homme de la perte est avide de pouvoir et de richesse, son besoin de posséder se manifeste par l’accumulation d’argent ou son envie d’emprise sur la femme, celle qui lui échappe. L’homme du désir reste ouvert à autrui et présent au monde. Et pourtant, c’est une même marque.
Les films de Grandrieux sont construits à la manière de son propos, c’est-à-dire désarticulé par la violence. Grandrieux nous convie à nous laisser glisser, sans retenue, le long de trajectoires qui ne mènent nulle part et à nous laisser manipuler par des images déconstruites. S’abandonner ainsi entre ses mains devant ses images n’est pas chose aisée, et parfois les réactions épidermiques de rejet de certains spectateurs expliquent cette difficulté.
Ses films ne sont pas supports d’un discours, mais ils sont le discours lui-même. Pas de distanciation donc, le film est l’expérience esthétique à laquelle nous invite Grandrieux, une expérience de lâcher prise, de plongée dans la violence de l’altérité qui n’est pas humanisée par les mots. Ses films n’ont pas de continuité cohérente et ne proposent pas un discours articulé dans un langage compréhensible. Ils ne sont pas représentation d’un monde, mais forme du monde et cette forme est le fond du film. La forme n’existe pas différenciée du fond car la forme, c’est son propos. Grandrieux ne s’adresse pas à la compréhension mais à l’expérience esthétique et émotionnelle.
SOMBRE[3] met en scène Jean, un homme sans fantasme. Il vit sa vie de manière immédiate, par des actes, c’est-à-dire sans médiation aucune. Privé de la dimension imaginaire, il fait dans la réalité ce qu’il ne peut se représenter. Il se tait et agit. Il n’y a pas de parole dans « Sombre » car le film se déroule dans l’ombre des choses opaques et obscures.
Jean ne parle pas, mais il ne supporte pas plus la parole de l’autre. Pour empêcher l’émergence de cette parole qui le met en danger, il clôt toutes les bouches avec sa main ou des baillons. Il les contraint à se taire comme lui se tait, refusant autant la parole dite que la parole entendue. Silence.
Lorsque Claire, jeune femme naïve, parle, Jean vacille. Mais Claire est piégée car elle est fascinée par le silence de Jean. Elle est captivée par sa violence sourde qui est marque, son poinçon de violeur en série mis en péril pas les corps vivants.
Tout le long du film, Grandrieux soumet notre organisme à des sensations auditives et visuelles brutes. Nos sens sont agressés, violentés, mis à mal autant que le sont les corps des personnages du film.
La succession des meurtres raconte un temps qui piétine, des évènements qui se répètent à l’identique, des moments figés. Pas d’évolution diachronique, pas d’enrichissement, les faits s’enchaînent de manière répétitive avec insistance, inlassablement. La même trame se répète le long du film : une excitation sexuelle croit face au corps de l’autre féminin, la tension s’exacerbe jusqu’à devenir intolérable. Lorsqu’elle atteint son apogée, la douleur devient insupportable et la tension ne trouve de résolution que par la violence destructrice qui s’abat sur le corps féminin. Nécessite impérieuse. Ravage du sexe et de la mort.
LA VIE NOUVELLE[4] raconte l’affrontement de Seymour, un jeune militaire américain en poste au Kosovo avec Boyan, homme d’affaire et proxénète. L’enjeu de cette confrontation virile est l’appropriation du corps d’une femme, Mélania, une jeune prostituée ukrainienne.
LA VIE NOUVELLE nous convie à une plongée dans le chaos, car elle nous entraîne dans le monde de la confusion et du désordre. Cette nouvelle vie est une union de violence et de poésie : la violence défigure les visages placés face à l’horreur de la jouissance sans bornes, jouissance du corps de l’autre, surtout de la femme, plaisir pris à la douleur infligée aux corps livrés aux crocs acérés d’une meute des chiens. En contrepoint à cette brutalité, Grandrieux nous convie à une promenade poétique dans la lumière des forets de l’Europe de l’Est, dans la couleur des bois de bouleaux, dans le calme des crépuscules ou dans la fraîcheur de l’aube. Grandrieux filme la violence et la poésie, en même temps mais toujours de la même manière déroutante et déconcertante.
Cette Vie Nouvelle est-elle une certitude actuelle ou une promesse pour l’avenir, une certitude de l’asservissement des individus à leurs pulsions ou une promesse d’une vie affranchie de ces exigences ? Grandrieux se garde bien de nous donner la réponse.
A – LES THEMES
1. Le chaos
Là où la parole se défait, commence la violence.
Jacques Lacan
Grandrieux filme le chaos. La violence désorganisatrice est omniprésente dans ses films. Elle provient autant du sujet en proie aux exigences de ses pulsions que d’autrui, de sa présence qui fait limite. Ses films sont tissés d’une trame construite par la douleur d’exister dans un monde régie par la nécessité d’être présent à autrui. Ce monde est peuplé de silhouettes furtives, d’ombres qui s’échappent et fuient mais qui toujours reviennent encore plus déterminés, saturées d’une violence sans borne. Dans ce monde, les hommes comme les chiens sont prompts à nous dévorer. Les corps sont abandonnés à la meute des chiens mus par leurs instincts de dévoration. Leurs crocs sont prompts à déchirer les chairs, à lacérer puis à broyer les corps pour les réduire en pâture. Mais pas seulement les chiens sont dangereux, car les humains aussi sont d’autant plus violents qu’ils sont en bande. La violence de la meute est supérieure à celle d’un individu pris isolement. Ces chiens menaçants représentent la violence aveugle qui habite tout être humain.Ils visent la gorge, le lieu de la parole, cherchant à défoncer la glotte et déchiqueter le larynx affin d’empêcher la moindre émission de son, interdisant toute modulation de la voix et annulant définitivement tout cri. La voix se réduit à un râle rauque, étouffé, à un soupir de l’agonie.
Être broyé et démembré est le destin des corps dans les films de Grandrieux.
La seule issue possible pour ne pas être dévoré est de détruire l’autre avant qu’il ne nous anéantisse. Violence circulaire absolue, implacable, radicale.
Mais en réalité, ce sont nos propres pulsions intérieures que nous voyons s’étaler sur l’écran, en pleine visibilité et elles nous effraient. Ce que nous voyons vient en écho avec notre ressenti face à une altérité qui nous prive et nous restreint.
Ces pulsions agressives qui visent la disparition de l’autre pour un retour à l’indifférenciation première. Faire taire l’autre qui nous gêne.
Le fonds des films de Grandrieux est cette violence aveugle, sans limites, cette violence indicible qui s’empare des êtres humains muets. Pas d’apaisement, nul répit n’est possible. Grandrieux filme le tournement qui accompagne toute existence vouée au refus.
Le chaos résulte de la négation de l’Autre et de l’anéantissement définitif de sa trace. C’est parce que « l’impossible a déjà eu lieu » selon Derrida[5]. Cet impossible qui a eu lieu, c’est l’au-delà de la loi, lorsque l’interdit de l’inceste a été bafoué c’est-à-dire l’horreur. L’interdit de l’inceste fonde la reconnaissance de l’autre et inscrit le sujet dans la génération. Sa transgression bouleverse les limites et l’ordre du monde, la parole est menteuse et la référence symbolique explose. Lorsque l’impossible a eu lieu, les choses deviennent opaques et indistinctes et le monde retourne à l’indifférenciation première et menaçante puisque autrui qui faisait borne à ma jouissance a disparu.
2. Les Autres
Grandrieux films ce qui dérange l’être humain et le déstabilise. Ces dangers sont d’une telle intensité que ses personnages se transforment en meurtrier. Les principes à faire disparaître sont autrui, l’étranger, les exigences du sexe et la puissance du désir et enfin, l’imminence de la mort.
La présence d’autrui fragilise. Les personnages de Grandrieux, des hommes rudes et vigoureux issus des steppes du nord de l’Europe, nés dans des contrées inhospitalières, des personnages silencieux et brutaux qui exercent leur volonté de domination sur les femmes soumises sont mis en danger par cette présence singulière. Celle qui présentifie autrui, c’est-à-dire la femme doit disparaître.
L’inscription refusée auprès de l’Autre livre les corps à la force déréglée de la violence bestiale. Non poinçonné par la faille où se révèle le désir, le corps reste à jamais exclu de toute unification dans un corps propre. Le corps reste donc éclaté, morcelé en une myriade de particules qui évoluent chacun pour leur propre compte. Ces morceaux flottants cherchent désespérément un lieu dans lequel se loger. S’ils ne peuvent trouver cet endroit, ils reviennent sur le sujet sous la forme d’angoisse persécutoire.
Dans ce monde sans unité, il ne persiste que l’intensité de la lumière ou du bruit, au-delà de l’objet, à la fois pénombre et éclat dans le même temps, puisque toute unité s’est évanouie, laissant le champ libre aux antagonistes, à la diffraction et à la confusion.
La volonté de Jean est d’anéantir définitivement l’autre qui limite son pouvoir. Cette haine de l’Autre se manifeste par des soubresauts dans le visible lorsque l’autre effracte le champ de la jouissance du sujet, lorsqu’il perturbe la quiétude de sa jouissance sans limites.
Comme marque de la limite, Autrui permet la distinction du même de l’Un. Par sa médiation, le sujet prend conscience de son existence. Si autrui est anéanti, comment avoir conscience de soi ? Le Même et l’Un nous dit Derrida page 123 sont les autres noms pour la lumière de l’être et du phénomène. Or l’être n’existe que par la confrontation à autrui et sa lumière irradie du visage d’autrui. L’être tout seul n’existe pas. Mais cette reconnaissance par l’intercession d’autrui est toujours douloureuse car cet avènement est une expérience de solitude et de perte. Solitude car le sujet se déduit du Un. Et cette naissance ne peut avoir lieu que par la perte de la sensation de complétude de soi. C’est le prix est à payer pour exister qui s’accompagne de la douleur de la dépendance. L’avènement du sujet passe par autrui.
Autrui dont il s’agit ici n’est pas le semblable. Autrui est inaccessible alors que le semblable est celui en face de qui on se tient. le semblable est celui qui est différent de soi bien que de même nature alors que l’Autre est d’une nature radicalement différente.
Pour affecter l’Autre, on s’en prend au semblable et les meurtres dont il s’agit dans les films de Grandrieux sont ceux du semblable. Pas de l’authentique, pas du double mais du semblable. Et le semblable pour l’homme mâle, c’est la femme par sa différence. Pas d’autre définition pour l’homme que sa référence à la femme.
On ne peut pas tuer l’Autre, seulement le refuser, le nier. on ne peut tuer que le semblable. Jean qui refuse l’altérité l’a compris et il ne s’en prive pas.
En tuant la femme, Jean cherche à tuer le désir et la sexualité et le désir. Mais il n’y a plus la possibilité de l’amour. Il ne reste que des êtres tous seuls, qui évoluent dans un monde sans limites, esclaves des exigences de leurs pulsions. Puisqu’il n’y a plus de possibilité de rapport de sujet à autrui, il ne reste que les objets, les objets à filmer. Mais quelle est la nature de ces objets ?
L’objet, s’il existe, est un bouchon dont la fonction est de colmater les orifices pour contenir la manifestation du chaos. Car le chaos est la mise en relation directe du marasme intérieur avec la menace extérieure lorsqu’il n’y a plus de barrières qui distinguent et différencient les registres de l’intimité et du monde extérieur. La bande de möbius qui distingue l’intérieur de l’extérieur en les mettant en continuité explose car intérieur et extérieur ne sont plus les deux faces d’une même bande, intérieur et extérieur sont la même surface, l’intérieur est l’extérieur vice-versa, sans distinction. D’où l’effroi. Qui suis-je ? qui est autrui ? Et l’extérieur est le monde du tout visible.
La violence c’est le dévoilement de cet objet, la mise à nu de l’objet caché, habituellement voilé et masqué, qui se situe entre le monde et le sujet. Cet objet opaque n’induit ni attente ni demande. Cet objet est de jouissance pure. Que cette jouissance soit celle du prochain, du voisin, de l’autre ou la nôtre importe peu puisqu’il n’y a plus de différence, puisque le sujet et autrui ne sont plus séparés. Cette jouissance sans bord déferle sur les corps dans un accroissement exponentiel puisque toute césure ou toute scansion a définitivement disparue. Effectivement, l’impossible a déjà eu lieu.
La répétition du meurtre vise au sacrifice de l’altérité qui ne peut s’obtenir. Derrida nous donne une piste : la répétition du meurtre est nécessaire « parce que le geste platonicien sera inefficace tant que la multiplicité et l’altérité ne seront pas entendues comme solitude absolue de l’existant dans son exister »[6]. L’existant, précise Derrida, n’est pas l’étant en général, mais renvoie à l’être qui se tient ouvert. Le « Il y a » est l’expérience de la solitude de l’existant qui surgit face à l’autre. La solitude qui ignore le rapport à autrui est opacité. Le rapport à autrui qui s’engendre dans le face à face, visage contre visage, est ici impossible. Jean refuse de voir le visage de la femme en face, c’est de dos qu’il opère, la focale le confirme, c’est dans le flou qu’il agit. Quoi qu’il en soit, son visage ne peut jamais se voir, c’est toujours au visage de l’autre que nous avons à faire. Son propre visage, dés qu’il est vu, devient celui d’un autre, c’est le visage que je regarde, pas le mien. Regarder son visage nous met extérieur à nous-même. Dans Sombre, puisque le face à face est impossible, le côte à côte mortifiére le remplace. Est-ce un évitement du parricide car seul le meurtre du père permet le comptage des hommes et des femmes? Mais chez Grandrieux, même cette solution du parricide est impossible puisque le père est déjà mort.
Négation du temps pour un instant toujours présent. L’instant n’inscrit nulle temporalité, un temps se répète toujours identique à lui-même. Nul évènements ne peuvent se produire. Quand il n’y a pas d’autre, il n’y a ni temps ni histoire.
3. Des corps
Les corps se détachent furtivement dans l’obscurité. Indifférenciés, ces silhouettes fugitives ne sont que des formes, ce ne sont pas des êtres humains vivants mais des contours de corps qui s’estompent dans la lumière déclinante. Les corps s’évanouissent avec la fermeture de la focale, ils n’ont pas d’existence autre que d’être des reflets. Voués à une disparition programmée, ces corps sont les objets de la violence aveugle d’autrui jusqu’à leur anéantissement.
Pour filmer cette lutte, ce corps à corps, ce rapport mortifère au corps de l’autre, Philippe Grandrieux s’unit à sa caméra. Pas de distanciation entre l’auteur et l’objet du regard. Un véritable rapport charnel s’engage entre le cinéaste et sa caméra. La main tremble …Qui dirige l’autre ? Le cinéaste, sa main, le regard exigent ou la caméra toute seule. Parfois, nous avons l’impression que l’appareil à capter les images prend possession du réalisateur, le déborde et l’entraîne dans une course insensée.
Grandrieux film le granuleux et l’opaque. Rien n’est évident, ni aisément lisible dans son univers Il navigue dans l’entre deux des choses incertaines et éphémères, à la lisière du visible. Son terrain est la frontière, la limite entre le monde et le corps, entre deux corps. Il se tient à distance, dans le flou et l’indistinct.
Dans ce monde incertain, les personnages des films de Grandrieux ont désertés leurs corps vivants en refusant la parole. Ils ne sont plus référés au désir, sauf Claire qui prend le risque d’une parole. Prisonnier de ce refus, le corps Jean est soumis à ses pulsions aveugles et destructrices lorsque rien ne vient faire obstacle. Sans limites, ni borne, inscrit dans aucune temporalité, aucun des personnages de Grandrieux n’a d’histoire ou de passé. Leurs corps ne portent aucune marque d’une histoire singulière ni de stigmates du temps. Les corps sont de pures surfaces réfléchissantes de l’instant sans antériorité, des corps énigmatiques égarés dans leurs paysages fantomatiques.
Absent à autrui, les corps fusionnent avec la nature, s’unissent à la couleur et se fondent dans la lumière. Ils se transforment en herbes sauvages, eaux de la rivière ou branches dans le ciel c’est-à-dire qu’ils se transforment en matières du monde. Peu à peu, l’obscurité prend possession des corps, de l’espace et du temps. Les contours s’estompent, les particularités disparaissent car la pénombre empêche toute distinction et annule toutes singularités. Bientôt, il ne reste que des morceaux de corps, des parties de corps désarrimés de l’unité qui fait vivre. Mais l’évanouissement des bords ne met pas pour autant les corps à l’abri de la violence. L’obscurité n’est pas un rempart contre la barbarie. Au contraire, l’obscurité est le lieu de toutes les menaces car l’ombre ne procure ni sécurité ni quiétude, mais uniquement dissimule les dangers.
Par l’effet de la férocité d’autrui, les corps sont transformés en objets épars. Leur intimité est violée avant que leur unité ne soit anéantie par la brutalité d’une sexualité sans limites, sans territoire ni espace. Dans Sombre, c’est le corps de la femme qui est mis à mal. Ce corps féminin est soumis aux exigences pulsionnelles de l’homme et la mort sera la seule issue car rien ne ferra obstacle au déferlement de la violence brutale déclenchée par le rapprochement avec le corps de l’autre féminin. Une sauvagerie incontrôlable et irrépressible se manifeste dès que la proximité des corps suscite l’émoi sexuel. L’excitation croît, puis déborde le sujet et le rend meurtrier. Comme un raz-de-marée qu’aucune digue ne contient, l’excitation sexuelle déferle en violence sur corps de l’autre. Elle s’acharne dessus, l’étouffe, l’étrangle pour l’asphyxier et l’anéantir afin qu’il reste inerte, sans appel, sans mouvement. Enfin désamorcé, ce corps résidu est abandonné comme déchet enfin débarrassé de sa charge inquiétante. La violence ne cesse que lorsque l’émoi provoqué par la présence de la femme s’est apaisé. Le regard troublant s’est éteint. Le corps, après le passage de la déferlante pulsionnelle, est définitivement déserté de la présence. Jean peut de nouveau respirer.
Refusant la différence des corps, corps de l’homme et corps de la femme, les corps dans Sombre ne sont pas des corps d’un sujet mais des lieux que l’on traverse, des territoires que l’on s’approprie. Pas de présence charnelle dans ces corps.
Les corps sont uniquement pulsionnels, et pour cette raison, le corps d’autrui est dangereux pour Jean. Car si le corps qui est face à lui est animé des mêmes impératifs pulsionnels que le sien, il se sait en danger. L’autre est potentiellement meurtrier. Comme Jean sait qu‘il ne peut résister à l’excitation, il pense que l’autre ne pourra pas plus résister que lui. Les pulsions d’autrui deviennent menaçantes comme le sont les siennes car Jean voit le monde déformé par le prisme de ses pulsions brutales et irrépressibles. Le corps du vis-à-vis est potentiellement porteur du même pouvoir destructeur que lui. Il faut détruire ce corps de femme avant d’en être sa victime. La mort est donc inéluctablement au bout de la route. Pour éviter la menace de l’autre ou le risque d’une néantisation par l’excès d’excitation, Jean se métamorphose en meurtrir.
Dans « La Vie Nouvelle», le corps de Mélania est source d’un désir vite intolérable. Puisque cause de cette tension, son corps est brutalisé. La tension immaîtrisable suscitée par le corps féminin ne trouve sa résolution que dans le déchaînement de violence. Les coups sont la réponse de l’homme à ce qu’il perçoit comme menace pour son intégrité de mâle car la vue d’un corps de femme, privé de pénis, met la représentation qu’il a du sien en danger. Et par extension, met l’image de lui-même en péril.
4. L’impératif de jouissance
Tout corps est soumis aux exigences de ses pulsions et les figures masculines des films de Grandrieux peinent à leur résister. Les sujets ne sont plus pas animés d’un désir qui est désir d’Autre mais ils sont soumis aux exigences de l’objet qui les assujettit à la nécessité de la satisfaction. Force irrépressible féroce et illimitée, cette nécessité prend possession des corps et aliène les sujets.
C’est à partir des orifices du corps, le sexe, l’anus, la bouche et les yeux que s’originent les pulsions. Ces trous, lieux de communication et d’échange, sont dangereux puisqu’ils mettent en contact direct l’intérieur du corps et l’extérieur étranger. Pour désamorcer ce danger, Jean cherche à boucher rageusement tous les orifices avant qu’ils ne produisent leur funestes effets.
Les orifices trouent l’enveloppe du corps, effractent la barrière sécurisante et protectrice qui détermine la limite entre soi et le monde. Puisque ouverts sur le monde, les orifices fragilisent le sujet et le laissent démuni face à la présence vivante de l’autre. L’intimité du sujet est affectée par le monde extérieur, par autrui, qui le pénètre à travers ses orifices. Jean ne le supporte pas car il n’est à l’abri du monde de l’altérité et de l’inconnu que dans son univers clos, protégé par ses fantasmes qui en sont les gardiens bienveillants. L’intrusion du monde de l’autre dans son monde intérieur représente un danger pour sa survie.
Dans Sombre, les yeux, le nez ou la bouche d’autrui sont obturés car ces orifices mettent le héros en danger puisqu’ils contiennent le risque de rencontre avec la présence vivante de l’autre. Clore ces trous devient une nécessité vitale puisque l’ouvert est insoutenable.
Mais la satisfaction totale de la pulsion n’étant jamais obtenue, inlassablement, elle revient sur le corps. Rien ne comble jamais complètement les béances du corps de l’homme car aucun objet n’assouvit pleinement les besoins. Il reste toujours un écart. Ces brèches que sont les orifices laissent le corps toujours ouvert sur le monde et cette ouverture est source de sa frayeur d’exister. Mais il n’y a d’humain qu’ouvert au monde.
Jaloux des autres qui vivent de ce qu’il se refuse, Jean cherche à faire disparaître ces ouvertures. La solution pour lui est d’obturer ces failles, et c’est pour cela qu’il s’attaque surtout à celle qui représentent toutes les failles humaines celles de l’Autre féminin. C’est ce que vise tout pervers. Le pervers veut que l’Autre soit complet, c’est-à-dire non troué, qu’il ne soit pas soumis à la loi du désir qui fait vivre. Car lui la refuse. Priver l’Autre de ce qui le fonde comme être humain c’est empêcher l’émergence de tout désir et refermer le sujet sur l’image qu’on a de lui. Jean ne trouve ainsi l’apaisement que lorsque les orifices de l’Autre sont bouchés et que de cette manière, son désir soit désamorcé.
Ce qui supplémente l’autre, c’est toujours un fétiche, c’est-à-dire un objet prélevé au contact du corps, un substitut de phallus de la mère auquel l’enfant a cru quand il était petit. Jean, devenu adulte, ne veut pas renoncer à cette croyance au phallus maternel. Si la mère est dépourvue de l’organe phallique, lui comme mâle est aussi menacé d’en être privé, de le perdre comme l’enfant a pensé que la mère l’avait perdu. Pour cette raison, toute femme est source d’une angoisse indicible et pour s’en protéger, Jean élimine tout ce qui sous son regard vient lui confirmer l’horreur. Même s’il sait que la femme est dépourvue de pénis, Jean ne peut s’empêcher d’aller le vérifier auprès de toutes les femmes qu’il rencontre. Il le sait et ne veut rien en savoir. Épuisé par cet impératif, il est contraint de faire disparaître la cause son tourment.
Avant de succomber à l’anéantissement final, il lui reste le jeu avec le déni, le « ça n’existe pas ». Le déni prend la forme du bâillon ou du bandeau pour masquer au regard ce dont l’autre est privé. Le voile est le dernier rempart, l’ultime leurre pour éviter la confrontation à ce qui ne peut être vu car traumatique. Ici le regard prend toute sa dimension à la fois de curiosité et traumatisme : désir de voir ce que l’on redoute et crainte de ce qui est vu. Le pervers vise à restituer l’objet perdu à l’Autre, l’objet qui a chu lors de la rencontre avec les mots. Il cherche à supplémenter l’Autre en se leurrant avec le bâillon, en voulant à tout prix lui restituer l’objet qui lui manque, fusse au prix de sa vie. Forçage par la bouche pour tenter de masquer l’insupportable manque phallique de la femme. En vain. Cette confrontation refusée par Jean au manque en l’Autre féminin le transforme en meurtrier.
Que l’autre puisse désirer est inadmissible, qu’il puisse vivre avec ses trous ouverts sur le monde est refusé par Jean. Il est jaloux de cette capacité car il la refuse pour lui. Il ne supporte pas que l’autre puisse vivre de ce qu’il se refuse à lui-même. Alors pour avoir la paix, il faut détruire cet autre. Le désir de l’autre met Jean face à son néant, face à sa fracture, face au gouffre dans lequel il sent à tout moment qu’il peut sombrer. Sombre-r.
Mais puisque autrui est également troué par ses orifices, il peut être potentiellement meurtrier s’il ne peut résister, comme lui, à la force de ses pulsions. Mis en péril par le danger imaginé de la puissance des pulsions d’autrui, le héros redouble de violence sur le corps de l’autre. Il en va de sa survie à lui. Les trous de l’autre sont des lieux de l’effroi et ils doivent rester clos, définitivement clos…Donc silencieux.
En bouchant les orifices du corps de l’Autre, Jean espère également boucher ses propres orifices. Mais en vain, aucune certitude ne vient l’apaiser. Devant toutes les femmes, il est démuni, terrifié car seul, face à la Femme.
5. La fascination par le regard
Sombre est un film sur la tentative désespérée et illusoire de s’affranchir de la fascination du regard. Quand les mots manquent pour s’arracher à l’asservissement au regard, l’homme reste prisonnier de son besoin d’emprise par le voir.
Jean observe car voir ce qui cloche dans le corps de l’Autre est pour lui une impériosité douloureuse. Il dévisage, scrute la moindre différence pour l’estomper et traque la plus élémentaire singularité afin de l’effacer car le regard permet de s’approprier le corps de l’Autre. L’attente est d’en réduire sa charge dangereuse et d’en faire un objet maîtrisé pour sa jouissance. Traquer les failles du corps permet d’en relever les manques pour les annuler. Le regard cherche à se rendre maître de l’autre. Mais l’échec de cette emprise déborde Jean. Ne pouvant annuler l’objet en le possédant, il n’a pas d’autre choix que de le détruire. C’est la logique implacable du refus car le regard privé d’un lieu où s’accrocher et s’apaiser, regard désespéré, il devient source d’une tension irrépressible. Ne pouvant se poser quelque part, le regard erre dans un monde sans bord et à l’acmé de la tension, l’angoisse qu’il suscite se transforme en effroi meurtrier. Le meurtre est la seule solution pour désamorcer son risque d’éclatement, il en va de sa survie à lui. Le regard dans son excès pulsionnel se transforme en nécessité d’anéantissement de l’Autre. Seule la destruction avec la décharge motrice, immédiate et massive qu’elle permet, peut en venir à bout. Mais ce mouvement, cherchant à détruire celui qui cause la tension, la femme, objet du regard, anéantit dans le même mouvement celui qui veut voir, le voyeur. Il disparaît comme sujet dans la jouissance pulsionnelle sans bornes.
Claire s’échappe de cette volonté d’emprise sur son corps par la parole. Jean est alors dérouté, perdu.
Car jean veut faire disparaître le corps de la femme en le réduisant à un objet de consommation pulsionnelle, objet de satisfaction scopique ou sexuelle, peu importent. Ce qui est visé, c’est l’annulation de l’autre par le regard, sa jouissance de regard et non pas le plaisir produit par l’apaisement de la tension, le plaisir pris à la contemplation de la beauté du corps féminin. C’est de jouissance qu’il s’agit, jouissance du corps comme pur objet de satisfaction de la pulsion scopique.
Jean est prisonnier du regard tant il est fasciné par lui. Son existence passe par le regard. Il est rivé au regard, omnivoyeur comme le sont les spectateurs que nous sommes, silencieux et captivé, solitaires, dans les salles obscures de cinéma. Les films de Grandrieux sont des films sur cette folie, la fascination qu’exerce le regard, jusqu’à l’excès quand la vison se brouille d’avoir trop regardé.
Le regard comme objet ne doit pas être confondu avec l’objet du regard. L’objet du regard, ici c’est le corps de la femme, ce qui cherche à être vu parce qu’il ne peut être vu, il lui échappe. C’est l’insupportable à voir sur lequel se fonde la volonté de voir au service du connaître et du savoir. L’objet du regard, c’est le corps de la femme, le sexe féminin. Jean veut voir ce qui lui demeure caché, ce qui est soustrait à son regard. Il aspire à dévoiler le caché, et cela, à tout prix. Il veut voir le corps de celle qui porte cette insupportable évidence qu’il n’y a rien à découvrir, le corps qui présentifie ce « rien à voir ».
L’objet du regard, lui n’est pas le regard comme objet, c’est ce qui cherche à se satisfaire dans l’acte de voir. Voir apaise le regard car il satisfait la pulsion scopique. Le cinéma comme les autres arts visuels visent à la satisfaction de l’objet regard. La pulsion de voir ne se résout pas dans l’objet qui cherche à être vu. Le regard en tant qu’objet, l’objet regard est ce qui choyé par Philippe Grandrieux quand il offre à la satisfaction de notre regard de belles images d’une nature généreuse pour notre plus grand plaisir de spectateurs, c’est-à-dire de voyeurs.
Pour maintenir à distance l’objet du regard, Jean/Grandrieux cherche à désamorcer les exigences de l’objet regard en offrant à notre regard des satisfactions substitutives, la beauté.
Par le détour du regard, se dévoile le désir de faire consister l’Autre, cet Autre qui n’ex-iste pas, l’Autre énigmatique logé à l’intime du sujet, tout en lui étant extérieur. Cet Autre est l’Autre du désir, désir dont nous sommes tissés, cause et fondement de la différence commune de tout être parlant, l’Autre de l’ordre symbolique.
6. Les excès du visible
Le drame, ce n’est pas la peur mais l’outrance de la visible. L’excès de visible justifie le parricide. Le tout visible, c’est l’obscénité généralisée à laquelle nous sommes assujetti et que nous devons fuir. Grandrieux se livre à une mise en scène du tout visible, à une lutte sans merci et sans victoire contre la transparence généralisée.
En refusant autrui et la perte, le sujet perd sa transcendance. Il se retrouve dans le visible. Quand le hors champ disparaît, tout devient accessible, il n’y a plus de spiritualité. G. Deleuze écrit dans son étude sur le cinéma que le hors champ est le lieu de l’élévation dans le non visible.
Privés cette dimension du hors champ, les personnages de Grandrieux sont condamnés au besoin, lorsque la demande se dégrade en nécessité vitale. Faute d’altérité, toute élévation est impossible car le désir est annulé. Il ne persiste qu’une horizontalité absolue, sans profondeur ni de hauteur.
Car rien dans le monde contemporain ne peut prétendre échapper au voir car le voir gouverne nos modes de penser. Il est le gage contemporain de la validité scientifique, la preuve irréfutable, la valeur de certitude. Le voir est sensé indiquer le vrai et le juste.
Le regard est totalisant puisque tout apparaît en même temps dans l’instant du dévoilement qu’il opère. L’image ouvre un tout car elle n’est pas référée à une articulation diachronique comme le langage, elle ne se construit pas à partir d’une succession d’unités discrètes car les éléments qui la composent apparaissent simultanément. À la différence de la parole qui implique le déroulement temporel de la phrase, l’image est immédiatement totalisante.
La Femme ne peut se soustraire à cette tyrannie du voir, Grandrieux nous le répète à l’envi. Elle ne peut se dérober au regard de l’homme, à son désir omnivoyeur. Car à défaut de posséder un savoir sur la Femme, l’homme cherche à la posséder pour la réduire à un objet satisfaisant de son regard. Mais la Femme résiste à l’obscénité du tout visible, elle refuse l’ordre contemporain du tout montré qui ne peut accepter les parts d’ombre ou le voilé dissimulant l’intime au regard. L’obscénité, c’est la monstration généralisée pour la satisfaction du connaître par le voir.
Le regard est obscène puisqu’il veut tout voir et tout posséder. Rien ne doit lui échapper. Sur l’écran cinématographique se projette ce que la caméra a prélevé sur le monde. Comme avec le regard, nous sommes persuadé que ce que nous voyions sur l’écran est la réalité, mais nous ne voyions que ce que notre regard orienté nous montre ou ce que la caméra du cinéaste a prélevé. L’écran, c’est la visibilité simple. « Chaque image de Sombre ne montre rien que de la surface…. Tout image de sombre se fait l’écran d’elle-même »[7] Il n’y a pas de caché, de dissimulé derrière les images. Pas de latent qu’un discours pourrait révéler. Tout est accessible
L’image s’impose comme un tout, comme totalité déjà accomplie et rejette tout de qui pourrait la compromettre. Elle évacue le sujet du désir.
Y a-t-il un rencontre possible dans le monde du visible ? Claire tente de faire exister une relation mais elle se heurte au refus de Jean qui est prisonnier de sa fascination pour regard. Cette fascination est la forme de son refus car d’être tout dans le regard exclut le refoulement propre à la chaîne parlée.
La projection, terme psychanalytique qui désigne l’opération par laquelle un sujet met au-dehors de lui, place sur une autre personne, des pensées, des affects ou des pulsions qu’il ne peut accepter pour lui-même, est à l’ouvrage ici, n’envoyant plus « dans les dessous », ce qui est défendu. Ce défendu se révèle « à jour visible » comme mauvaise forme selon les termes de Charles Melman « extérieur, méconnaissable et haïssable ». cette opération dévoile l’intime de l’intime du sujet par lui refusé, sa vérité qu’elle prétend masquer. « Le processus dialectique par lequel le sujet pourrait reconnaître, en ce kakon qu’il poursuit, son être même à lui refusé fait maintenant défaut et seul le meurtre, par lequel il se frappe lui-même, peut mettre un terme au conflit.»[8] Voilà ce qui anime les films de Grandrieux, le meurtre de soi, l’évanouissement de l’être du sujet. Un processus entièrement dévoué au regard ne trouve de solution que dans le meurtre. Pas d’autre issue que l’anéantissement dans l’univers du refus de la parole qui consacre la disparition du sujet. Pas d’inscription symbolique mais un effet de réel, rude et violent. Pas de profondeur à espérer, pas d’arrière-fond ni de détermination inconsciente puisque tout est accessible immédiatement dans l’univers du regard
C’est en raison de cette absence de profondeur que les pères fondateurs de l’église vouaient une haine féroce au visible qu’ils s’opposaient à la parole. La parole est de l’ordre de la révélation alors que l’image est de l’ordre de dévoilement. C’est pour cette raison que l’image est obscène car elle met la crudité de l’objet sur la scène du regard. De tout temps, le visible s’est opposé non seulement à la foi religieuse mais aussi à la spéculation intellectuelle et aujourd’hui le monde contemporain s’est placé sous l’exigence du visuel. Notre société comme l’a montré Guy Debord en son temps est une société du spectacle généralisé, une communauté organisée par sa mise en scène permanente. L’apparence tient lieu de vérité. La ressemblance est le mode de reconnaissance et d’identification sociale par excellence même si la ressemblance ment puisqu’elle se donne pour vérité alors qu’elle n’est que renversement spéculaire. Groupe de pairs, conférences de consensus, tout le monde se reconnaît dans les images communes qu’il a de lui-même et d’autrui, jeux de miroirs, identifications croisées. L’image est inerte, lieu de projection d’où surgit l’illusion. Comment ne pas en être dupe se demande Grandrieux. Le simulacre est le mode contemporain de la vérité que Jean soutient alors que Claire, la Femme, tente d’y échapper. Le visible est le primat sur lequel les individus se modèlent à l’époque où la ressemblance remplace la différence.
Qu’y a-t-il à voir derrière l’apparence? Rien car seule la surface est visible. Le fond et le Sombre échappent au regard car ils demeurent toujours au-dessous du seuil de visibilité, opaques et secrets malgré la pression de la science et la volonté de connaître.
Ce spectaculaire est le mode d’autorité contemporaine. Voir et faire voir en sont ses fidèles serviteurs. La voix lui cède sa place comme organe de l’autorité car elle a perdu sa souveraineté. Désormais le spectaculaire nous gouverne et l’image s’impose au titre de représentant du pouvoir depuis que la voix a perdu son impératif de commandement.
7. Le fantasme
Que regarde-t-on ? Que cherche-t-on à voir ? Qu’est ce que Philippe Grandrieux dissimule à la vision pour aiguiser notre envie de voir ? Le flou stimule le regard car on cherche à ajuster la netteté pour voir au-delà de l’image, derrière l’image, là ou il doit y avoir quelque chose à voir puisque c’est dissimulé à notre regard ? Rien à voir ? le vide, l’absence, le rien ?
Dans le monde, on voit que ce qui nous concerne. Nous prélevons dans le monde autour de nous des éléments qui viennent confirmer ce que nous savons déjà ; le reste c’est difficile avoir puis que notre regard est principalement à l’affût de ce qui vient confirmer ses attentes ou plus souvent ses craintes et tout cas confirmer les croyances et certitudes. Les réponses que nous redoutons nous les trouvons dans le champ du regard car le regard sert à la confirmation, fournit une preuve assurée.
Le support topologique du regard et du fantasme est identique. Le regard et fantasme sont tous les deux centrés sur l’objet absent. Le regard comme le fantasme cherchent à donner un contour à l’objet évanescent, objet indéterminé par essence mais combine essentiel.Cet objet constitue le point focal du regard et poinçonne le sujet.
Le point de visée du regard est toujours hors champ, au-delà du champ de vison. Ce point inatteignable par le regard est hors-ligne. Pour cette raison, il est impossible de le cerner mais ce n’est pas pour autant que l’être humain renonce à chercher à le posséder. Cet objet est un point de mire, pas un objet atteignable il se perd dans le lointain. Objet à jamais perdu et toujours espéré, il exerce une fascination sur celui qui veut voir d’autant plus qu’il en refuse la perte.
Le regard ne désespère pas de s’en emparer pour le posséder mais en vain.
Le fantasme comme le regard protège le sujet de l’horreur du réel en donnant des images en pâture à l’œil.
8. Le silence
L’univers en deçà des mots est le monde exploré par les films de Grandrieux. Plongée dans le silence. Pas de parole dans Sombre. Pas de voix qui résonne, pas de mots pour donner une humanité aux personnages Aucun signifiant ne fait obstacle au déferlement de violence et de brutalité, sauf lorsque Claire s’adresse à Jean et lui parle. Elle lui parle d’amour et il est surpris, interloqué. Il s’arrête désarçonné. Elle lui parle de désir, mais il ne comprend pas car il ne peut entendre le désir car il vit dans l’indifférencié. Le désir de Claire lui fait violence car il est inassimilable puisqu’il porte la marque de l’Autre. Au désir instituant l’altérité, Jean répond par la violence meurtrière qui annule l’Autre.
La voix de Claire est intolérable à jean car elle manifeste sa présence de femme, présence vivante. Mais surtout puisqu’elle parle, Claire dévoile sa faille qui la constitue et révèle le manque d’où elle s’origine. Cela, Jean ne peut le tolérer. Pour lui, l’Autre doit être complet comme lui veut l’être. Être désirant, c’est reconnaître une faille, un défaut. Cette loi qui institue le langage, Jean la refuse et la dénie. Claire doit être privée de parole comme lui s’en prive. Il en vient à étouffer le moindre cri car le cri singularise l’Autre. Le cri signale une présence. Dans la toile connue du peintre Edvard Munch, « le cri » est représenté par une vibration qui colore le ciel en rouge envahissant l’espace extérieur au sujet. La couleur présentifie le cri, la déchirure interne d’où naît ce bruit de désarroi d’un sujet qui ne se formule pas encore comme douleur. Ce n’est que pure sensation donnée à voir. Grandrieux utilise ce même procédé dans ses films : les couleurs du monde expriment la souffrance indicible des personnages soumis à l’impérialisme du regard. Le tourment réside à l’intérieur et jaillit de l’intime pour irradier le monde. L’extérieur vibre de la douleur interne. Confusion de l’intime et de l’extérieur. Ce qui est perçu à l’extérieur est l’éprouvé intérieur comme une vibration qui se prolonge. Perte de la limite entre intérieur et extérieur, entre soi et autrui, en soi et le monde. Renversement moebien de l’intérieur en extérieur, mise à plat, à la surface de l’intérieur rougi de la douleur d’un éprouvé sans nom.
Le silence laisse le regard solitaire dans un monde où chacun est seul.
Ce silence est quelquefois troublé par des sons : des bruits de pas, des craquements et des halètements. Ils traduisent une présence que ne perçoit pas. Parfois un grognement est plus distinct. Menaçant. Sombre est une histoire sans parole. Les respirations sont rapides, proches de la suffocation et les halètements superficiels car l’oppression interdit toute ampleur de mouvements respiratoires. Le souffle est court, retenu, empêché. L’air pénètre difficilement dans les corps et circule péniblement entre le dedans et le dehors, entre le sujet et le monde. Les êtres humains ne peuvent partager le même air. Les bâillons n’interdisant pas seulement la parole, ils entravent aussi le souffle.
Les bruits de la maltraitance infligée aux corps résonnent d’un son métallique, âcre et acide. Des grincements aigus accompagnent la dérive des corps livrés à la pulsion destructrice. Cette musique irritante traduit le drame intime des corps au contact les uns des autres. Les frottements métalliques résultent de l’affrontement de peaux devenues surfaces rugueuses en contact violent les uns sur les autres. La répétition des sons envahit l’espace. Parfois le cri d’un corps en souffrance trahit une présence qui veut se faire discrète, une présence qui résiste, malgré tout, malgré l’obscurité du monde. Mais ce cri est en même temps attendu et espéré comme signe d’une présence vivante. Mais le plus souvent, on n’entend que des gémissements et l’éclat des soubresauts.
L’acmé de la violence meurtrière se fait toujours dans le silence, dans la suffocation jusqu’à l’élimination de l’Autre, enfin réduit à un corps silencieux et inerte.
Aux bruits contenus des personnages, répond le souffle du vent, le bruissement de la nature du monde dégagé de l’altérité, monde tranquille car soustrait à la violence des humains.
La Vie Nouvelle est un long gémissement tragique et violent comme celui d’un nouveau-né sans ressources, propulsé dans un univers qui n’a ni unité ni cohérence. Cette vie nouvelle est l’expérience de cette vie d’avant la naissance, d’une vie qui ne pourra être promesse d’une vie nouvelle que si elle s’affranchit de son aliénation au regard.
9. La femme
Quand la voix de Mouglalis résonne de sa présence grave et mélancolique, elle dérange les hommes. Comme Autre, elle les déloge de leurs certitudes car elle manifestent que tout être humain n’est pas nécessairement pris dans la jouissance phallique. Quelque unes y échappent. D’être affranchi de la logique phallique est intolérable à jean qui lutte pour que tout soit soumis à la loi du pouvoir, l’emprise et de la possession. Lui y est tout entier pris avec la menace que cela comporte.
Afin d’empêcher cette émancipation de la référence phallique, la femme doit être réduite à un objet de jouissance sexuelle que l’on peut s’approprier. Les femmes s’achètent donc. L’appropriation des femmes devient dès lors l’enjeu de la confrontation virile entre les hommes, entre Seymour et Boyan. Celui qui va l’emporter importe peu, il est essentiel que la femme soit réduite à une marchandise que l’on puisse s’approprier, que sa présence humaine soit emmenée dans l’ordre de la marchandise : l’acheter pour la manipuler, la posséder et s’en servir au profit l’ordre sexuel phallique.
L’homme fait du corps de la femme un objet convoité qu’il soumet à son fantasme au service de sa pulsion. Le drame de la sexualité, c’est qu’autrui suscite une tension, un émoi sexuel, qui dérange la tranquillité d’un sujet enfermé dans l’illusion de ses certitudes phalliques.
Le corps de la femme contredit l’illusion que le sexe puisse faire rapport, Puisque différent de celui de l’homme, et non symétrique, le sexe ne fait pas rapport comme l’a enseigné Lacan car il n’y a pas de mot pour dire le sexe de la femme. S’il y a bien un acte sexuel possible entre homme et femme, ça ne veut pas dire pour autant qu’il y ait rapport au sens de conjonction naturelle garantissant une complétude homme-femme.. Il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible signifie que si l’homme prend son inscription masculine par la fonction du phallus, ce n’est pas aussi simple pour la femme. La femme a rapport à l’Autre et pas seulement au phallus, elle n’est pas toute prise dans la fonction phallique. L’homme n’atteint la femme partenaire sexuelle qu’au travers de son fantasme, car elle est Autre pour lui. Du fait de cette dissymétrie homme et femme ne font pas rapport, il y a un hiatus entre les sexes qui fait qu’homme et femme ne se rejoignent jamais, ne se complètent pas. Tous ne sont pas pris dans la fonction phallique comme le pensait Freud, il y a un au-delà du phallus.
Pas de complétude possible entre homme et femme, car « homme » et « femme » ne sont « rien que des signifiants ». Les personnages des films de Grandrieux veulent y croire, qu’il existe un rapport sexuel et quelque part une femme qui comblerait un homme. Ils veulent que le sexe fasse rapport… à tout prix y compris qu’il fasse rapport financier. L’évidence du non-rapport sexuel est insupportable car elle renvoie le mâle à sa solitude et sa souffrance d’être désirant.
L’absence de rapport sexuel énonce qu’il n’y a pas d’attributs différenciés pour distinguer l’homme de la femme, mais seulement un entre-deux. Il n’y a donc jamais aucune certitude quant à l’identité sexuée. Ce qui différencie la femme, c’est l’interstice qui fait qu’elle n’est pas homme, elle est Autre. La différence ne se déduit pas de la possession d’un objet mais d’un écart. Au sein de cet interstice réside la différence, on n’est pas l’un « ou » l’autre ni l’un « opposé » à l’Autre. Faire disparaître cet interstice c’est vouloir ramener l’être humain à l’Un, à l’indifférencié. Pour Jean, l’Autre féminin est une menace absolue pour son identité sexuée et sa présence dangereuse doit être annulée.
L’Autre, c’est la femme dit Lacan dans le séminaire d’un discours qui ne serait pas du semblant[9] : « … la femme, à cette occasion, on s’aperçoit que c’est elle qui est l’Autre ; seulement elle est l’autre d’un tout autre ressort, d’un tout autre registre que son savoir, quel qu’il soit. » La femme est cause du désir de l’homme parce qu’elle se soustrait à toute emprise, parce qu’il est impossible de la connaître car elle est hors savoir. Vouloir posséder un savoir sur la femme, c’est l’introduire de force dans le signifiant, lui ôter sa particularité de femme, qui est d’échapper au tout symbolique. Jean refuse cette confrontation à la radicale différence que représente la femme.
Mais quoi qu’il en soit, tuer la femme, ce n’est pas pour autant s’affranchir de la différence, c’est tenter d’annuler un autre ce n’est pas faire disparaître l’altérité car l’Autre ne peut se détruire puisqu’il est la source de l’existence. Pour cette raison, Jean est condamné à la répétition des meurtres, à l’infini. Vivre révèle la douleur du mouvement du désir référée l’expérience de l’altérité. Chez les loups et les chiens, il n’y a pas de désir mais un instinct qui pousse l’animal à s’acharner sur les chairs en les déchiquetant de ses crocs. Seule la parole institue le désir. Le désir qui est désir de l’Autre inscrit le sujet dans le signifiant. Mais ce passage par l’Autre est refusé par Jean car il veut être le propriétaire du désir, il ne veut rien devoir à personne. Quiconque risque de le déloger de cette place est anéanti.
Le désir ne peut s’échanger comme une marchandise car il n’est pas objectivable, il n’est pas quantifiable. Le désir n’est pas échangeable. Chacun s’en débrouille, de son désir comme de celui de l’Autre, seul. Si par malheur, quelqu’un vient révéler au sujet que le désir est la marque d’un manque, cela devient définitivement intolérable.
Ce qui cause le désir n’est pas représentable dans l’ordre de la représentation. Ce qui cause le désir est un objet défini par l’arithmétique lacanienne comme a car objet sans signification. Cet objet inaccessible est non seulement dénué d’image, mais il ne se laisse pas appréhender. Pour cette raison, tous les hommes partagent la même humanité.
Cet objet inanimé laisse Jean dans une indétermination effrayante. Cette tentation de l’indistinction archaïque anime les films de Grandrieux : plongeon dans l’indicible, l’inorganisé, le chaotique. Grandrieux se joue des frontières entre soi et autrui, jongle avec la distance entre le sujet et le monde. En s’effritant au cours de cette plongée, les démarcations ne délimitent plus aucun abri sécurisant. Les limites deviennent poreuses, pénétrables et elle ne protègent plus rien car elles ne séparent plus. La caméra de Grandrieux nous entraîne peu à peu à une proximité étouffante avec le monde. La nécessaire étendue où se déploie la respiration, l’espace de liberté qui nous permet d’aller à la rencontre d’autrui se rétrécit jusqu’à s’annuler. Même si parfois on s’autorise subrepticement une respiration dérobée, l’oppression réapparaît dès que surgit de nouveau le corps de l’Autre.
Franchissant à chaque fois les limites de proxémie, en manipulant nos espaces intérieurs, Grandrieux excelle à nous faire sentir ces étouffantes proximités avec autrui, nous laissant à vif face au monde des sensations.
10. Le présent
Ayant tous les chemins, sans chemin, il marche vers rien, quoiqu’il puisse arriver
Antigone Sophocle
Grandrieux circulent sur plusieurs chemins à la fois, sur tous les chemins, sans en choisir aucun, sans en emprunter un en particulier. Il n’y a pas de parcours défini, ni cap ni visée, mais une errance dans des étendues sans présence humaine, le long des rivages de nulle part, en direction de ports qui n’abritent rien. Nulle narration qui dirait un aboutissement, une fin possible à un parcours sans boussole.
Grandrieux, film par film, côtoie le réel, en parcourrant son littoral. Les personnages de ses films sont des contours d’individus qui évoluent dans l’espace et non des sujets d’un désir car les mots ont déserté l’espace sonore. L’intersubjectivité a déserté ce monde, les interstices sont encombrés de bruits. L’imaginaire déchu, le symbolique défunt, il ne reste que le réel sans nom, le réel brut. Alors, les choses se répètent comme dans le tour de France, qui revient inlassablement d’années en années, immuable, étapes après étapes, paysage de notre enfance, avec sa caravane en toile sonore de fond. Mais jamais elle n’apparaît en évidence sur l’écran de Grandrieux. Le même tour de France se reproduit toutes les années… mouvement perpétuel des rayons des roues de vélos sur l’asphalte des routes de France.
Le chaos et la répétition du chaos dans Sombre, la ritournelle du tour de France dans La Vie Nouvelle, les films de Grandrieux se referment sur eux-mêmes, car il n’y a pas de progression possible dans le réel. Le réel est sans commencement ni fin, sans origine ni extrémité, il se donne d’un bloc, expulsé du symbolique.
Puisqu’il est impossible de se confronter au réel c’est-à-dire de se tenir face à lui, Grandrieux le contourne. Il ne se laisse pas saisir car les mots s’arrêtent devant lui. Le réel, c’est l’angoisse absolue, c’est l’angoisse « par excellence » pour reprendre la formule de Lacan car le réel ne fait pas signe. Il est énigmatique car nous n’y avons pas accès, nous ne pouvons pas connaître ce qui le constitue puisqu’il échappe à toute tentative d’emprise. Il nargue nos investigations et se moque de notre désir d’emprise. Le réel, c’est le gouffre qui s’ouvre devant toute existence nouvelle car aucune certitude n’accompagne la naissance. Aucun savoir ne peut dire ou prédire la destinée. L’angoisse et la crainte sont donc les compagnes de toute existence. C’est l’angoisse que ça s’arrête, effet de réel, la crainte de faux-pas, manifestation du réel, la peur du faux mouvement, encore et toujours le réel. Le réel est là, mais toujours échappe. Le réel, c’est ce qui revient toujours à la même place. Grandrieux le sait et nous le démontre, meurtre après meurtre, déception et échecs après échecs, les crocs du destin se plantent dans la chair du temps. Mais jamais la répétition ne cède.
L’incertain et l’indéterminé sont ses caractéristiques du présent. La vie s’accomplit dans cet espace incertain d’un temps indéterminé. Présent au monde, ouvert à lui, nous sommes tout le temps face à l’inconnu. Vouloir maîtriser la vie, vouloir maîtriser l’autre est la tache impossible qui épuise Jean.
Est-il possible de se diriger dans la pénombre ? Que chemin suivre quand la lumière fait défaut ? Quelle orientation prendre quand les coordonnées de l’espace sont brouillées par le multiple comme dans les films de Grandrieux ? Que voir lorsque les contours des personnages sont opaques et les limites du monde floues ? Il ne reste alors que des bornes, celles qui bornent le monde, le réel. Grandrieux filme donc la limite, le bout, celui du réel, ce réel sans nom et sans orientation, le réel sans image. Il attend et espère cet Autre qui n’existe pas.
Le réel est à la fois indétermination et excès de détermination. Pour Clément Rosset, « indétermination totale et détermination totale sont à jamais confondues l’une avec l’autre »[10] Il n’y a pas de différences entre excès et indétermination. Le sort des choses du monde se situe entre quelque chose qui n’est pas n’importe quoi mais qui n’est pas non plus déterminée. Cette insignifiance du réel est cet entre-deux que cherche à capter Grandrieux, tentatives de représentation de la chose qui n’est pas encore apparue. Grandrieux nous donne accès à cet entre-monde que Rosset nomme insignifiance du réel, « cette propriété inhérente à toute réalité d’être toujours indistinctement fortuite et déterminée»[11] L‘il y a ne veut pas dire qu’il existe du stable, du déterminé, du constitué. L’ouvert existe, mais inquiétant car l’ouvert n’est jamais maîtrise. Il est présence nue au monde sans ordre préétabli ni protection. Grandrieux traque cet énigmatique et inquiétant avec sa caméra et nous tient en haleine.
Il ne peut y avoir de rencontre possible avec le réel mais seulement des chocs, des heurts car le rencontre avec lui est ferme. Le contact avec le réel réveille habituellement les sujets d’une manière inédite tant l’être humain est prisonnier du refrain des choses sues. Mais dans l’univers des films de Grandrieux, les personnages ne souffrent pas, ils sont projetés dans un monde périlleux et ils se défendent contre le réel mortel. Sauf claire qui souffre et questionne.
La texture des films de Grandrieux est construite par le contact franc et rugueux avec la destinée au contact du réel. Se tenir à cet endroit n’est pas chose aisée, mais Philippe Grandrieux l’ose. Il a le courage de n’être pas dupe c’est-à-dire qu’il renonce à mettre du sens là où le réel se manifeste. La tentation est de mettre toujours du sens rassurant lorsque le réel se manifeste afin d’en réduire sa charge menaçante, Cette facilité, Grandrieux la refuse pour se tenir au plus près du réel, là où réside la vérité
Mais on n’échappe jamais complètement au sens, mais se tenir à l’écart de la compréhension pacifiante est déjà un enjeu de taille. Le sens rassure puisqu’il est tentative de donner un ordre là où n’est perçu que le désordre. Le sens égare dans la jouissance des mots, une jouis-sens sans limites.
Le réel résiste car il n’obéit pas, il est sans loi et Grandrieux nous invite à en parcourir sa lisière sans la protection sécurisante du sens.
B – LE CINÉMA DE GRANDRIEUX : LA FIN DE LA REPRÉSENTATION
1. Le refus de la représentation
Les films de Grandrieux témoignent de cette période contemporaine marquée par le déclin de la représentation dans les arts. Longtemps les œuvres d’art se sont rangées du côté du sens, aspirant à dire quelque chose ou à transmettre un message. Cette période est maintenant révolue depuis que la peinture s’est retrouvée bouleversée par le déferlement de l’exubérance de la couleur et de la forme pure au détriment de la représentation, l’art s’est enfin affranchi de la tutelle du devoir signifier. L’art ne cherche plus à dire quelque chose, il y a les mots pour cela. L’art se manifeste. Ce passage de la représentation (Vorstellung) à la manifestation (Darstellung) correspond au déclin du signe qui perd sa valeur de représentation pour tous.
Les films de Grandrieux sont aujourd’hui de purs actes sans discours, des expériences sensorielles sans mots, des objets à vivre au présent lorsqu’ils surgissent devant nos sens. Ils consacrent cette fin de la représentation si souvent annoncée, la mort de Dieu, l’effondrement de l’ordre symbolique. Toute représentation implique une intention et nécessite un ordre. La représentation est victoire sur la chose, elle consacre le primat de l’ordre du symbole sur l’indice. Nous assistons aujourd’hui à l’écrasement de l’ordre symbolique par la puissance de la science qui désormais possède la valeur de vérité et la domination de la marchandise comme indice du pouvoir et de la réussite individuelle.
Le hors sens domine désormais et il se manifeste, dans le cinéma de Grandrieux, par l’affranchissement de la dépendance à une construction du film à partir d’une fiction. Il annonce la disgrâce de la réflexion intellectuelle sur l’expérience sensible, le déclin de la raison obsessionnelle. Le sens est une construction seconde qui met à distance la chose grâce à un signe qui vient la représenter. Cet écart ouvre la place de la fiction à partir du semblant qui est le signifiant. L’art contemporain vise la présentation contre la représentation et la présence contre le discours. Il critique la suprématie du processus secondaire sur le processus primaire, un retour à la chose par l’éviction de l’icône et la présence réelle au lieu de la fiction contemporaine.
Le sens est une dimension du semblant. Tout spectateur se crée son univers fictif à partir de l’expérience esthétique que lui propose l’artiste en donnant un sens aux morceaux épars qu’il reçoit en donnant un sens référée à ses croyances qui orientent son regard. L’expérience à laquelle nous convie Grandrieux est d’une autre nature. Impossibilité d’interpréter les images floues et déconstruites qu’il offre à notre regard, plus de loisir de les ordonner autour d’une signification. Il nous convie à un lâcher prise sans le filet du sens, lâcher prise qui nous rend vulnérables car il nous prive du code pour les interpréter et surtout nous garde à sa merci.
Grandrieux nous présente des images en nous demandant de les vivre simplement, de face, sans la protection d’une signification qui les référerait à ce que nous connaissons. Comme expériences sensorielles pures, ses films nous déroutent et nous sommes constamment tentés d’aller chercher une raison ailleurs pour redonner une cohérence à notre désir de comprendre. Mais Grandrieux se garde bien de nous livrer des indices rassurants. Il reste la présence d’une œuvre qui s’ouvre à notre regard sans s’inscrire dans une chaîne signifiante. Les quanta d’énergie visuelle frappent nos rétines sans ordonnancement. Ils percutent nos cellules sensorielles visuelles et nous restons sidérés face à ce déferlement inorganisé.
Il n’y a pas de discours sur le monde car le monde est présence ici et maintenant. Le cinéma de Philipe Grandrieux manifeste ce monde comme éprouvé et non comme compréhension. L’art, ici nous convie à une expérience inédite du monde sans mots pour la cerner.
2. Sensations
Grandrieux est un cinéaste de la sensation. Il refuse le cinéma du discours et du bavardage car son cinéma le conduit à se tenir au plus près de la sensation pure. Ses films ne sont pas des discours sur le corps mais touchent à l’éprouvé du corps. Il ne cherche pas à orienter notre regard ni à nous convaincre mais offre à notre regard des images qui sont pures impressions rétiniennes. Aucune fiction prédéterminée ne guide l’ordonnancement ni la fabrication des images. Il n’y a pas de présupposés qui orienteraient la composition des images car elles ne disent rien. Elles sont fabriquées sans intention de discours.
Les films de Grandrieux sont des expériences du monde. La sensation façonne ses images qui ne sont pas construites pour être comprises, mais regardées et ressenties. Grandrieux ne nous propose pas une lecture du monde conforme à l’image qu’il en a mais des impressions éparses et déroutantes. Il nous invite à nous laisser aller à la découverte de ces sensations éparses et déconcertantes Comme éprouvé pur, les films de Grandrieux agacent parfois car ils déroutent nos repères sécurisants.
Grandrieux ne filme pas à des objets, des personnages en situation ou des paysages, mais des éprouvés corporels, des perceptions de lumière, des sensations de chaleur ou d’humidité, des odeurs. Les images de Grandrieux ne se fondent pas sur des références symboliques, mais elles sont des perceptions de mouvement: pas d’élaboration intellectuelle ni pas d’organisation hiérarchisée. Les impressions surgissent sans ordre, puis se dispersent en fractales, en éruptions éparses d’éléments désunis qui percutent brutalement l’écran. En ce sens, le cinéma de Grandrieux est du cinéma pur.
Films objets et non films spectacles, Grandrieux met en scène une expérience du monde et non une histoire. Ses films sont des propositions ouvertes qui ne cherchent pas à convaincre ni à expliquer une manière particulière de concevoir l’existence et les rapports humains, mais offrent au regard une émotion du monde ; aucune contrainte du regard à la différence des contraintes qu’il impose aux corps mis en scène. Son style est de refuser une trame narrative définie avec repères précis et stable mais de laisser sa caméra à une lente dérive sans retenue qui inquiète et parfois exaspère. Le regard vacille, car le monde proposé par présence est incertain, les repères l’ont déserté, les corps flottent sans arrimages, les seules certitudes concernent le refus et la peur de la différence. La vie à venir, cette vie nouvelle n’est fondée sur rien et elle s’ouvre sur un inconnu. Philipe Grandrieux ne s’abrite pas derrière les convictions et autres certitudes, il s’attarde dans les entre-deux crépusculaire, là où les choses sont incertaines.
Grandrieux ne laisse que rarement la tache du cadre à un cadreur professionnel. L’œil rivé à l’objectif de sa caméra, il détermine les contours du réel pour construire ses images. La fonction du cadre est d’isoler un morceau de réel, opération qui organise le discours cinématographique, soit représenter le monde dans l’ordre du symbolique à partir du réel. Pas de construction donc, mais une prise directe, une entame par l’image qui est une coupe franche sur réel du monde.
La focale Grandrieux règle cette distance avec le réel qui est le plus souvent une proximité quasi fusionnelle car l’écart est ténu. D’où les déformations et approximations de l’image de Grandrieux. La mise au point n’est jamais nette, claire et définie car l’intervalle avec le réel est minime. Mais la dimension de cet interstice échappe au savoir car la distance est toujours hors références, elle est le résultat de l’audace du réalisateur qui se risque à la marge du réel. Expérience esthétique dangereuse. Refusant la prétention d’une connaissance du monde, Grandrieux laisse libre cours à son expérience d’homme, à son vécu d’être humain au contact du monde pour nous ouvrir une monde de sensations déroutantes et d’expériences inouïes. présence lui nous convie à partage d’expériences.
L’univers des films de Grandrieux est celui des objets silencieux, des impressions brutes et immédiates, des sensations moites qui pénètrent la peau par les pores. Ces sensations ne sont pas exclusivement rétiniennes, elles sont également corporelles. Pas de discours, mais une intention, celle de Grandrieux de distiller dans nos veines des sensations inquiétantes du monde. Énigmatiques et immatérielles, ces sensations ne se supportent pas d’un discours. Impossible mise au point.
3. Surface
Tout est suggéré dans les films de Grandrieux, seulement esquissé. Pas de guide de compréhension pour le spectateur qui est laissé en suspens, dérouté sans réponses précises. Grandrieux se tient à l’écart des rationalisations et des assertions péremptoires. Il nous invite juste à partager les tensions entre les personnages, leurs malaises et leurs hésitations, leurs errances sans nous donner le code de leurs déterminations secrètes. Car il n’y a pas de grille de lecture. Nous sommes pris, comme eux dans leurs turbulences et nous ressentons en écho les impasses de leurs destinées. Nulle explication ni de morale qui porterait un jugement sur les personnages ou leurs actes, mais un partage d’expériences.
Les films de Grandrieux ne visent pas une cohérence, il ne prend pas parti, ne défend pas une thèse. Son souci est le cinéma et uniquement le cinéma pas l’histoire de leurs personnages ni de pseudo profondeur psychologique. Pas plus que la fiction ne l’intéresse, la défense d’une cause honorable ou la dénonciation des pratiques répréhensibles. Il nous invite à partager des ambiances et des impressions.
Il se désintéresse délibérément de la question des déterminations psychologiques inconscientes de ses personnages, du soubassement profond de leurs actes parce qu’il ne veut pas nous convaincre. Il place ses personnages face à face, les livrant à la brutalité d’une confrontation sans parole. Ses personnages n’ont pas densité car ils ne sont qu’éprouvés du monde et non sujet d’un dire et d’une histoire personnelle. Ils n’ont pas d’identité propre à laquelle nous pourrions nous identifier, ils ne possèdent aucune intimité secrète que nous pourrions partager avec eux et n’expriment aucune singularité susceptible de nous émouvoir.
Sans respiration possible, Grandrieux nous confronte à l’insensé, il nous livre au vide sans espoir d’aide. Il nous demande de nous laisser aller au ravissement qui est perte, perte de sens et de repères. Il nous ravit à nous-même, à notre conscience, à notre désir de comprendre et surtout nous prive des moyens qui nous permettraient d’affronter ce vide. Nous n’avons pas d’autre issue que de consentir à nous laisser glisser dans ce trou sans limites ni bornes ou de fuir prestement.
Grandrieux nous égare dans les méandres de son imaginaire et nous invite à rester stoïque face à la violence implacable qu’il fait surgir sous nos yeux. Il nous convoque à une dérive des sens, déroute de l’oeil et de l’oreille, en exigeant une suspension totale du jugement sur ce qui nous arrive, sur ce flux d’images, de sons et de formes éparses et désordonnées.
La forme cinématographique des films de Grandrieux ne se soutient d’aucun discours sur lequel il fonderait sa raison. La forme est le propos et le but du film. Le discours du film n’est pas son contenu car ses films n’ont pas la prétention d’être un discours sur le monde mais une expérience du monde. Son cinéma est à son apogée puisqu’il abandonne le discours pour être seulement mouvement. Car le cinéma est le mouvement et uniquement mouvement. Deleuze relisant Bergson revient sur cette question affirmant que mouvement est identique à la conscience entendue comme perception de la chose. La conscience n’existe que comme ouverture sur un tout dans le mouvement même de son ouverture. Rien de figé donc, ni de statique, pas d’immobilisation envisageable. Grandrieux a compris que les objets sont une division du mouvement et que le mouvement donne la forme aux objets, rien de statique ni de figé. Les objets « en s’approfondissant »[12] se réunissent dans la durée en perdant leurs contours considère Derrida. Ils deviennent visibles.
La représentation est suspension du mouvement, une pause dans le mouvement. Elle fige l’instant pour laisser au regard le temps de voir. Grandrieux qui aime le cinéma refuse que le mouvement soit interrompu pour que le spectateur reprenne son souffle car l’arrêt du film est la mort du cinéma. L’arrêt du défilement de la pellicule dans la fenêtre de projection entraîne la destruction de la pellicule qui se consume dans la chaleur de la lampe du projecteur. Le défilement ne peut s’arrêter, l’arrêt sur image est une supercherie cinématographique. Un film ne peut pas s’arrêter car le mouvement est sa condition d’existence. Le mouvement exprime le tout et le tremblement ravit la place de l’objet-corps rapidement entraperçu puis recouvre sa place devenue vacante par son évanouissement dans le mouvement d’un voile mystérieux.
Les films de Grandrieux, à l’instar de l’art contemporain, aspirent à se dégager de la tyrannie de la signification, bien que le spectateur résiste, toujours avide de compréhension et de nouveau savoir. La mise en relation de différents éléments, qu’on le veuille ou non, incite à la construction d’un discours. Une fiction naît de leur confrontation, ne serait ce que de contiguïté ou de hasard. Dès que deux personnages sont placés en interaction, la tension créée par leurs co-présences génère une ébauche de fiction. La nécessité de savoir la raison à cette rencontre conduit le spectateur à imaginer une cause et à anticiper un sens. Puis il va rêver à une action entre les protagonistes conforme à ce sens. Il se construit un récit à partir des éléments que le réalisateur lui propose : le visage flou traduit la peur face au danger, un mouvement de caméra subjective trahit une menace, un travelling latéral va dévoiler la cause d’un danger… Il invente une fiction à partir des morceaux épars qui se projettent sur l’écran et construit des séquences logiques autour des images morcelées de Grandrieux car regarder fait naître des réseaux de signification. Le spectateur ne supporte pas un défilement d’images sans les référer à un ordre.
Dans Sombre, la tension naît dès la rencontre fortuite entre un tueur en série et une jeune fille vierge. Nous anticipons immédiatement le drame à venir. Le récit interne que nous ébauchons débute dès les premiers échanges entre les protagonistes. Le spectateur fabrique du sens à son insu, anticipant ce que Grandrieux veut nous montrer.
Peut-on échapper au sens au cinéma ? Comment ne s’en tenir qu’à une pure sensation visuelle ? Hollywood a vite compris que le cinéma est une machine à produire des fictions dont l’être humain est avide de sens pour échapper à l’angoisse existentielle du vide et à l’inquiétude suscitée par l’inconnu et la nouveauté.
Privé de la médiation du sens, le contact avec le réel est heurt violent et douloureux. Le choc avec le réel est une expérience traumatisante puisqu’elle est toujours hors signifiant. Grandrieux nous convie à partager cette expérience de démantèlement du noeud borroméen, ce nouage qui habituellement retient attaché les trois registres du réel, de l’imaginaire et du symbolique. L’éclatement du lien fragmente ces registres en unités autonomes qui perdent de ce fait toute consistance parce que cette dernière tient de leur nouage. Il ne peut exister d’ordre symbolique tout seul sans référence à l’imaginaire pas plus que de réel sans nouage au symbolique. L’entrecroisement de ces registres leur donne leur fonction propre et consistance réciproque. Le sens, situé à l’intersection des registres de l’imaginaire et du symbolique, partie commune des deux mais amputé d’une partie de réel, s’évanouit lors de ce dénouage.
Désarrimés de ces références, cette expérience nous laisse sidéré devant l’incompréhensible, démuni face à un monde désorganisé comme aux premiers jours de l’existence.
Il n’y a donc pas de profondeur dans les films de Grandrieux, mais seulement une pure surface réfléchissante et réflexive. Pas « d’en dessous» dans le film Sombre, pas de soubassement. Corinne Rondeau[13] estime que les films de Philippe Grandrieux sont des surfaces. « Il n’y a pas de dessous qui puisse venir dire ou expliquer le dessus. Le dessous est en surface. Surface à partir de laquelle s’inscrit l’image, la seule à voir : la forme devient la fiction, il suffit de regarder.» Les films de Grandrieux sont des objets à regarder, objets construits pour la sensation, et non pas le produit d’un discours qui véhiculerait un message à révéler ou une idée qui structurerait la narration. Aucune explication sur l’existence des choses, aucun commentaire sur le fonctionnement du monde dans ses films qui exposent à notre regard un flot d’images ininterrompues, d’images floues, déconstruites et indécises ne se laissant pas cerner. Ces images ne prétendent pas représenter le monde car elles sont le monde lui-même, Le monde tel qu’il se présente à nous au moment de son dévoilement, monde livré à mon œil par la caméra de Grandrieux, monde dans sa crudité immédiate.
Pas de signification à attendre, ni de message à décrypter, les films de Grandrieux ne renvoient à nulle archéologie. Dans le déferlement ininterrompu d’images qui nous aspirent à notre insu, il n’y a aucune aspérité où le regard puisse s’accrocher pour se reposer, nul rivage accueillant offrant un havre de paix où se poser. Grandrieux nous submerge par un flot continu d’images et de sons et sans limites. Sans aucun répit, le donné à voir nous emporte et la galère dans laquelle nous sommes entraînés vogue au gré du déferlement des sensations. Pas d’explication sur l’expérience à laquelle nous assistons. Pas de message pour éclairer l’épreuve que nous traversons. Médusés par ce débordement, nous sommes condamnés au silence.
Les films de Grandrieux sont des surfaces, des surfaces planes identiques aux toiles de Pollock. Les tableaux de ce peintre de l’action painting sont uniquement des surfaces couvertes d’éclaboussures, mais ces surfaces vibrent d’un rythme intense. Aucune perspective dans les toiles de Pollock car tout se déroule sous nos yeux, pas de second plan dans les films de Grandrieux car l’un comme l’autre travaille juste la spatialité sans perspective. Tout est immédiatement accessible sous le regard, un « all over » sans profondeur ni densité. Simple paroi sans effraction en creux, le plan recouvre la surface de la toile sans différence de niveau. Les évènements se dévoilent immédiatement de manière synchronique sur la paroi du tableau. Rien derrière la toile, rien derrière l’écran, tout dans l’espace du visible.
Spatialité sans profondeur, « Sombre n’est pas une histoire qui utilise un support filmique, c’est une surface qui devient fiction. Simplement, un film »[14]. Effectivement les films de Grandrieux ne sont que surface, mais s’ils sont des surfaces réflexives et réfléchissantes pour reprendre l’expression de Deleuze, ce ne sont pas n’importe quelles surfaces. Ces sont des surfaces travaillées, surfaces moëbiennes où le dedans est visible en surface et le dehors enfoui en profondeur, où l’intérieur se poursuit dans extérieur. Il s’agit d’une seule surface retournée sur elle-même, le dedans et le dehors étant en continuité. Surface plane retournée sur elle-même, il n’y a rien en dessous qui viendrait révéler une intimité secrète. Les actes sont immédiats, bruts sans but ni raison.
La surface est l’intimité exposée, l’intimité évidée de sa densité, placée sous le regard, pour le regard. Pas de mot pour dire la profondeur car les signifiants ont déserté ce monde. Les mots sont remplacés par des bruits, des râles ou des onomatopées, produits du choc de l’intime avec un réel sans loi.
Nul dehors car nul dedans vice-versa puisque tout est en continuité. Pure surface sans énigme car tout est montré pour satisfaire l’exigence du regard. Comme l’art contemporain, le cinéma de Grandrieux produit des sensations sans mots pour dire la limite, sans signifiant pour cerner et contenir les sensations, sans entre deux.
Puisqu’il n’y a pas d’interdit, il n’y a rien à transgresser, ni secret à dévoiler. Il n’y a qu’un réel sans nom.
L’effet des films de Grandrieux résulte de l’effraction de ce réel par un déferlement de sensations muettes qui se fragmentent en quanta énergétiques lors de leur rencontre avec la toile de l’écran, essaim d’électrons libres s’éparpillant sans ordre, punctum d’impressions disloqués, énergie pure désagrégeante. Crise et fin de la représentation, manifestation de la violence intime à chaque homme sans représentation.
4. Opacité
L’expérience à laquelle nous convie Grandrieux est celle de la limite, la limite avec les secrets indicibles, avec l’effroyable qui fascine mais qui implique en même l’urgence de fuir. Grandrieux nous invite à la rencontre avec le monde de l’en dessous, le monde archaïque des désirs contradictoires et des peurs sans objets, à un rendez-vous avec le monde d’avant la naissance.
La peur de Jean est massive. Il s’agit de la peur des temps premiers, ceux d’avant la distinction qui unifie. Dans cet univers sans différence, Jean est sidéré car la marque d’autrui est refusée. Il erre dans un chaos indifférencié, mais si un Autre, une femme en l’occurrence, pénètre dans ce monde, Jean est mis en péril. L’effroi surgit lorsque autrui dévoile la marque dont Jean se prive par son refus. Il s’exclut du monde des vivants et pour sortir de cette spirale infernale, il ne voit pas d’autre issue que le meurtre.
Philippe Grandrieux filme la terreur de vivre au présent, la frayeur au contact d’autrui et rend perceptibles les impressions archaïques d’absence d’unité. La menace d’un effondrement est toujours présente dans ses films, menaces sauvages de morcellement et d’éclatement prêtes à déferler sur le monde.
Avec talent, Grandrieux fait resurgir la force sauvage des traces anciennes à la surface du visible, ces empreintes de l’orée de la vie, profondément enfouies dans les soubassements de tout être humain. Grandrieux touche à l’avant monde du sujet.
La Vie Nouvelle rend perceptible cette strate, ce lieu obscur des premières expériences d’avant la différenciation que les mots sont incapables de rendre vivantes. Tapies au cœur de tout homme, les épreuves du commencement sont toujours prêtes à resurgir en un flux de sensations incontrôlables, en énergie brute. Les contours de ces traces mnésiques de la période de l’indistinction primaire entre soi et le monde est vague, leurs formes sont floues et incertaines. Mais elles résident profondément enfouies en chaque être humain, toujours prégnantes et troublantes bien qu’oubliés, floues et évanescentes, mais promptes à rejaillir. Cette mémoire a la forme des images de Grandrieux.
Philippe Grandrieux en archéologue puise ses images à la source de nos expériences passées, là où aucune lumière n’a jamais pénétré. C’est le monde des rejetons, des rebus des sensations oubliées, des restes d’impressions anciennes et de perceptions floues. Sans mots pour les qualifier, les inscrire et les localiser dans un corps, ces sensations flottent dans l’indifférenciation des abysses. Nulle souvenir précis car elles n’ont pas de véritables formes. Aucune reconnaissance n’est possible, car elles sont un flot des sensations désarrimées en mouvement. Sombre est un hymne à ces sensations flottantes qu’aucun poinçon n’a inscrites dans un corps. Et ces corps, sans amarres, sont livrés de manière impudique à la jouissance de tous. Démembrés et mutilés, ils sont voués à une dispersion inéluctable et à la mort
Sombre met en scène le refus du détachement des corps, le rejet de la différenciation, l’exclusion de la netteté. La netteté est la première condition de l’avènement d’un corps unifié parce qu’elle implique la distinction. Le refus de la séparation maintient l’illusion d’une fusion originaire avec le corps de la mère, une fusion mythique puisqu’elle n’a jamais existé car le corps comme tel n’existe que comme effet du détachement, résultant de l’opération de séparation. Nostalgie d’une période qui n’a jamais existé. Chaos infernal.
Évocatrice des expériences anciennes enfouies en chacun, ces images brutes et floues surgissent voilées par l’hésitation de la réminiscence. Grandrieux travaille ce matériau archaïque, le malaxe et tente de lui donner une forme en façonnant un contour offrant une expérience partageable par tous. Pas d’histoire à raconter, pas de fiction à dérouler qui « expliquerait » la nature de ces expériences anciennes mais la projection sur grand écran d’un vécu ancien ressurgi. La caméra de Grandrieux cherche désespérément à saisir cet instant de l’avènement des corps, entre chaos et individuation.
Parfois, Grandrieux espère même saisir l’instant d’avant, comme s’il existait. Mais il n’y a pas d’avant car il n’y a pas de monde avant le chaos. La naissance est l’avènement par la différence à partir de la confusion première.
Sombre est l’histoire de corps indifférenciés qui évoluent dans des ténèbres où la vie est impossible.
5. Poésie
La poésie est la force des mots une fois dégagées de l ‘impératif du sens. La beauté des films de Grandrieux teint à ce rapport à des mots qui ne veulent rien signifier, à des images qui ne veulent rien montrer. Les mots sont lumière irradiant les paysages et les hommes lorsqu’ils sont affranchis des exigences de leurs instincts, les images ne sont pas dévoilement des impasses de l’impossible mais murmure du verbe.
Si le corps est vécu comme dangereux puisqu’il est le lieu d’où s’origine les pulsions, les paysages, puisqu’ils ne sont pas concernés par ces contraintes, rayonnent de leur calme. La nature constitue un espace de quiétude et de paix à l’écart du monde marqué par la violence du désir des hommes. Dans la nature, tout est calme et serein, tout est clair à la différence de l’âme des hommes qui est trouble, sombre et torturée. Ces images séduisant notre regard car elles disent quelque chose de vérité de l’amour, d’un amour impossible, mais qui est désir d’Autre. L’amour échoue quand l’être humain du fait de ses passions, de l’aveuglement de sa volonté de puissance et de la tyrannie assassine de ses pulsions craint d’entendre le bruissement de la présence de l’Autre, présence singulière et secrète.
Les forets, les champs et même les banlieues tristes et grises de l’Europe du Nord dégagent une poésie que Grandrieux filme avec sensualité. Mais dés qu’apparaît la trace d’autrui, le chaos revient, les images se tordent de nouveau : le flou, le gris, le filé, le bougé brouillent à nouveau la vision. Le désordre surgit toujours de la rencontre d’un corps avec un autre corps, corps désirant, d’autant plus s’il s’agir d’un corps féminin frappé du manque. Le corps tout seul est un élément de la nature qui évolue en harmonie avec elle tant que le monde n’est pas marqué par la distinction.
La beauté éblouissante des paysages que filme Grandrieux est celle du corps humain fondu dans la nature, du corps dégagé de ses pulsions, du corps solitaire qui se déploie comme élément du monde, présent à une nature paisible.
Mais ce corps ne peut être vu car la vue distingue et que toute différenciation implique autrui. Portée précipitamment à l’épaule, la camera de Grandrieux, focale déréglée, nous ôte le temps de voir. Elle nous contraint au temps fugitif de l’apercevoir. Grandrieux nous dessaisit du temps de poser notre regard, temps nécessaire pour scruter et décomposer l’image à la recherche de ses indices signifiants. Les images de Grandrieux s’exposent furtivement pour s’estomper rapidement. Pas de temps pour voir, juste un temps pour sentir, pour éprouver l’éphémère.
Le style de Grandrieux est la manifestation du corps, la trace du geste issu des profondeurs de son corps. Son style est le mouvement, car tout arrêt est risque d’une rencontre. L’art de Grandrieux réside dans ce frayage à la lisière du visible et du dicible. La poésie se situe à ce bord de l’oubli souverain (M. Blanchot) qui libère le regard de la tyrannie du voir et les mots de l’exigence du savoir. La poésie est cet au-delà du discours, au plus près du réel, où la vérité de l’existence se dévoile dans la musicalité du verbe.
Cette vérité est le face à face avec autrui sans intermédiaire ni communion, qui est ni médiateté ni immédiateté. Vérité impensable, car non représentable, elle surgit de l’expérience vive.
6. Visages
Un groupe de personnes se détache d’une tonalité grise. Vers où avancent-ils ? Le savent-ils seulement? Leur destinée est scellée dans le mouvement. Ils marchent mais n’existent que par ce qu’ils sont mouvement. Ils sont des événements cinématographiques. Puis des visages surgissent de la confusion du chaos, deviennent des présences. Le film peut commencer.
La caméra s’approche, les traits se précisent et les visages deviennent visibles. Des phares éclairent un visage pendant un instant, juste un éclair pour le dévoiler avant qu’il ne disparaisse de nouveau dans la pénombre retrouvée, une apparition éphémère avant de rejoindre les demi teintes de la nuit. Fading du sujet
Ces visages ici ne sont qu’illusion. Est-ce possible qu’un visage soit qu’illusion ? Est-ce un effet de la magie du cinéma ? Les regards des femmes âgées se perdent dans le lointain, ils ne nous voient pas car elles refusent de dévisager autrui. Leur vision aveugle s’égare dans le lointain, dans l’ailleurs. Impossible mise au point.
Dans Sombre, des visages inquiets d’enfants surgissent furtivement accompagnés de cris stridents. Visages évanescents d’une présence qui n’est pas encore manifeste. Dans une scène suivante, le visage de Claire glisse littéralement hors de l’écran, il s’évanouit hors champ, hors présence laissant le ciel libre qu’un avion peut venir strier d’un trait blanc. Scarification de l’objet.
Grandrieux met en scène des personnages les yeux bandés car ils ne veulent pas voir ce qui est attendu et espéré, frustration cruelle dans un monde régit par l’omniprésence du regard, dans un univers organisé autour du désir de voir.
Le visage, comme présence énigmatique fait obstacle à la satisfaction de la pulsion. Mais cette barrière est frêle et comme la pulsion ne renonce jamais et qu’elle exige sa satisfaction à n’importe quel prix, le sujet est mis en danger. Défaut du visage comme présence bienveillante d’autrui. Perversement, la pulsion se glisse silencieusement le long des corps, contourne les visages pour aller exercer sa violence sauvage sur un corps démuni. Le visage des femmes est marqué par la brutalité et rougis par la violence des coups.
Le film s’ouvre sur un couteau à dépecer les animaux et le visage d’une jeune femme. Le couteau mutile son visage, non en tranchant les chairs mais en coupant ses cheveux, en sectionnant ses attributs qui est la seule possibilité de laisser sa trace. Cette transformation du visage s’opère dans un concert de cris d’enfant qui se métamorphosent petit à petit en cris d’effroi. La tentative d’appropriation du corps de l’autre par l’usage de son visage s’accomplit dans la souffrance et la douleur. Mais le visage n’appartient jamais à personne, ni au sujet puisque le visage est toujours pour autrui, ni à autrui puisque toujours il échappe à sa volonté d’emprise car il est limite à sa puissance. Cela est intolérable. Le visage, comme présence, fait butée à l’assouvissement de la pulsion. La satisfaction sexuelle ne s’accomplit jamais dans un face à face, car elle est jouissance solitaire du corps de l’autre.
Puisque la jouissance passe par les coups qui marquent les territoires, les visages comme limite sont mis à mal, leurs orifices sont déformés et pénétrés, leurs contours estompés. Les visages, filmés en gros plan par Grandrieux exhibent les imperfections de la peau, montrent les marques du temps et les cicatrices de leur histoire.
Mais Les visages restent la manifestation inquiétante de l’énigmatique étranger. Les particularités de l’étrangeté de son visage sont soulignées par le jeu subtil de l’angle de prise de vue et l’incidence de la lumière.
Parfois des visages sombres se détachent discrètement de l’obscurité, du néant et émergent peu à peu de la pénombre pour nous observer. Il se teintent alors de tonalités artificielles violet pâle
Les traits fins de Mélania s’opposent aux visages rugueux des hommes aux regards volontaires et farouches. Lorsque la couleur s’adoucit de teintes ocres, les images s’apaisent quelques instants et nous accorde un répit de courte durée ? Car bientôt l’exigence de la pulsion se manifeste de nouveau brutalement par un cri strident de bête sauvage pour nous rappeler ses exigences : destruction, incorporation et dévoration…
Les images noires et blanches inversée, les négatifs, brouillent les expressions du visage. Les bouches deviennent des taches noires, des ouvertures de gouffres effrayants sans fond. L’espace perd ses coordonnées avec les mouvements désordonnés et rapides de la caméra, il se transforme en espace courbe, étendue tordue, distorsion qui s’applique sur les visages. Les traits s’estompent dans ce mouvement de désorganisation lisse en une glissade à la manière des visages soumis au coup de pinceau de Francis Bacon.
Les visages s’affrontent dans une lutte sans fin, jusqu’à se fondre en une masse indifférenciée, perdant définitivement toute unité et toute singularité.
Prisonniers de ces rapports violents de domination et soumission, interdisant toute rébellion contre la violence d’autrui, le monde n’est construit que de fuite et de solitude. Personne ne prendra jamais possession du visage de Melania, pourtant tant convoitée mais absolument inaccessible.
Conclusion
Philippe Grandrieux vise le sublime de l’affranchissement de la forme du bien représenter et de la narration au profit de la mise sous le regard de tensions entre les protagonistes de ses films.
Il est contemporain, comme l’art aujourd’hui l’est, de cette modernité de l’instantané, d’une temporalité réduite à un punctum qui est simple surface de projection. Plus de densité, plus de profondeur, plus de durée mais un instantané de sensations et impressions sans ordre détermine. La dématérialisation de l’objet si cher à l’art contemporain trouve dans les films de Grandrieux une forme d’aboutissement. Les photons percutent de manière inordonné la toile de l’écran et les cellules de nos rétines. Affranchies du filtre du sens, détachées de l’ordre de la raison, dégagées de la logique du bien représenter, les images des films de Grandrieux se détournent du besoin de compréhension qui nous nous anime car elle rassure au profit de l’immédiateté de la perception et le plaisir de la sensation pure.
Violence du visage d’autrui, visages de femmes qui consacrent la différence refusée car douloureuse – violence de la peur indicible au contact d’autrui et frayeur de la perte dans un monde désormais sans ordre car plus référé à l’organisation symbolique.
Mais derrière la violence, il y a un espoir. L‘espoir d’une vie nouvelle, apaisée, d’une vie ouverte sur le monde, en contact harmonieux avec la nature et dégagée de l’attachement aux anciennes exigences et du besoin d’emprise. Cette vie nouvelle est ouverture cosmique sur l’univers ; la nature, une nature vierge de toutes marques.
Le cinéma de Grandrieux parle Je, de ses inquiétudes devant l’incertain, de la vacillation face à l’évanescence de l’identité, l’illusion du rapport à soi qui est leurre de connaissance dont l’espoir d’assurance ne résiste pas à l’épreuve de l’expérience.
Ce cinéma est un cinéma du réel qui refuse la compromission du sens et se dégage de la compréhension qui rabat l’expérience sur la raison et le savoir, un cinéma qui accepte de rester hors de la connaissance, face à l’inconnu et à l’insu.
Un cinéma qui refuse la transparence contemporaine au profit de l’opacité des choses mi-dites, du tout visible au profit d’un cinéma de l’obscur, des demis teintes et de l’ombre.
L’opacité est plus juste que l’illusion du tout visible, de l’immédiatement accessible.
Bonjour,
Nous avons découvert votre article sur le travail de Philippe Grandrieux : magnifique !
J’ai produit 3 films de Philippe G, dont le 3° est en cours de montage. Vous trouverez sur notre site des informations les concernant.
D’autre part, Greg Hainge, associate Professor à the University of Queensland en Australie, prépare un livre sur le travail de Grandrieux : me donneriez-vous l’autorisation de lui ‘envoyer votre texte ? je peux vous mettre bien sûr en relation. vous avez mes coordonnées
bien à vous et encore merci de ce bel article.