Fin de l’art, fin de la folie, fin des utopies au XXI siècle.

En se promenant dans les salles de la dernière biennale de Lyon, qui n’a pas été surpris par la foule qui se presse devant les propositions artistiques […] « Qu’est-ce que ça peut  bien vouloir dire ? Je n’y comprends rien ! » entend-on…

Introduction.

En se promenant dans les salles de la dernière biennale de Lyon, qui n’a pas été surpris par la foule qui se presse devant les propositions artistiques et les installations? Qui n’a pas été confronté à ces remarques entendues çà et là, remarques de gens perplexes devant certaines dispositifs tels que trois coussins posés au sol dans une pièce vide ? Qu’est-ce que ça peut  bien vouloir dire ? Je n’y comprends rien ! » entend-on.

Nous allons mettre cette question au travail et nous interroger sur ce paradoxe : qu’est-ce donc cet art contemporain qui en même temps déroute et attire les foules, qui apparaît pour certains comme étant « n’importe quoi »,  mais génère des flux financiers importants, comme en témoignent les succès des grandes foires telles que la Fiac ou les prix exorbitants atteints par les œuvres dans les salles de vente aux enchères au point que seuls les grandes institutions financières, les riches marchands ou les sociétés multinationales peuvent en devenir propriétaires.

Si le monde de l’art subit des mutations profondes, celui de la folie subit des mutations non moins radicales car les modes de pensées et de représentations valables jusqu’alors s’effacent au profit d’autres modes de lecture qui gouvernent nos manières d’appréhender le monde contemporain.

Effectivement, qu’est-ce qui est commun entre une vidéo de Camille Henrot (Lion d’argent à la 55e Biennale de Venise), des espaces de projections séparées qui se répondent d’Anri Sala (Ravel Ravel Unravel au pavillon Français de la Biennale de Venise), une déambulation dans le labyrinthe tapissé de signes et de croquis insignifiants de Matt Mullican (55e Biennale de Venise), les peintures d’Erro (12° Biennale de Lyon), les photos infrarouges de Kohei Yoshiyuki (12° Biennale de Lyon), des corps plastifiés par Pawel Althamer (Biennale de Venise),  une accumulation d’objets par Sarah Sze (pavillon américain de la Biennale Venise) ou une sculpture de Dan Colen qui ouvre l’exposition de la sucrière à la 12° biennale de Lyon?  Rien sauf que toutes ces propositions, objets, dispositifs, peintures…  sont exposées au spectateur contemporain que nous sommes. Dégager une nature commune à tout ce qui est proposé au regard est une tâche impossible.

Personne n’ose le risque d’une définition précise de l’art contemporain tant la diversité et la dispersion sont  considérables. L’art contemporain n’est ni un regroupement de plasticiens, ni un courant, ni un mouvement, ni une idéologie et même pas une conception du monde. La seule définition que l’on pourrait donner de l’art contemporain, est sa dimension factuelle, à savoir l’art qui se fait aujourd’hui. Il se manifeste hors des discours qui seraient susceptibles de lui donner formes et contours. C’est pour cette raison qu’il n’a rien à voir avec l’art de la période précédente qu’il ne conteste pas, il n’est ni protestataire ni subversif. Seul le critère temporel est discriminant. Pas d’école, point de soubassement idéologique, juste un art d’aujourd’hui. Marc Jiménez date le début de l’art contemporain dans les années 80 au déclin des grands courants des années 60 qu’ont été les avant-gardes, l’art conceptuel, le pop art, le land art, le body art, les nouveaux réalistes, l’arte povera…  qui se fondaient sur des démarches artistiques précises, définies et théorisées : la critique de l’académisme,  la contestation de la société, la construction du paysage, les modifications opérées sur le corps, la force des concepts, une lecture du réel, la fascination pour le vide…

Sur ces ruines du modernisme, lorsque tout a été dit, fait et refait, que la rupture de la rupture ait été consommée, l’art contemporain a trouvé son terreau dans les formes et les outils technologiques actuels.

Clément Greenberg avait défini le modernisme pour désigner la peinture de l’après-guerre : “L’essence du modernisme, énonçait-il, réside à mes yeux dans l’usage des méthodes caractéristiques d’une discipline pour critiquer cette discipline elle-même, non point dans le but de la subvertir mais pour la retrancher plus fermement dans son champ de compétence.” [1] Cet auteur a centré sa théorie sur l’objet en considérant que c’est à partir de lui et seulement de lui que doit se forger le jugement esthétique excluant toute élaboration rationnelle à partir des données extérieures à la réalité physique de ce qui est proposé. Mais cette théorie implique la nécessité de s’opposer en permanence aux choses actuelles et condamne l’artiste à s’alimenter perpétuellement du nouveau. L’artiste s’est rendu ainsi prisonnier d’une démarche asymptotique du défi du toujours nouveau.  Le mot d’ordre était de provoquer en permanence, de transgresser les interdits, de chercher la limite, de dénoncer et de s’opposer. Édouard Manet transgresse les interdits sociaux et picturaux avec son Olympia (Musée d’Orsay, Paris, 1863), Picasso transgresse les formes de la représentation avec ses Demoiselles d’Avignon  (Museum of Modern Art, New York, 1907) et Marcel Duchamp transgresse les coordonnées de l’objet d’art avec son urinoir. Mais la modernité s’est épuisée dans cette perpétuelle course en avant. Le « faire du nouveau à tout prix » conduit à l’ennui lorsque le mot d’ordre d’une contestation systématique est devenu un enjeu dérisoire, surtout quand il atteint son paroxysme dans la contestation de la contestation.

L’Art actuel est né de ces lieux dévastés, entraînant dans leur mouvement l’effondrement même des critères de valeur esthétique. L’art contemporain ne pouvait donc se construire que sans référence explicite au passé. L’art d’aujourd’hui n’est pas un art de l’opposition ni de la rupture mais un art de la visibilité immédiate. Il est comme le monde contemporain basé sur l’immédiateté d’une présence actuelle et non fondée sur le différé qu’implique toute représentation. Cet art est anhistorique et athéorique comme le manuel statistique des maladies mentales américaines (DSM américain). L’art contemporain se montre, il est le produit de la société du spectacle.

L’art contemporain est postmoderne. Modernisme et postmodernisme sont deux notions différentes sans continuité de l’une à l’autre. Le credo moderniste est issu du projet social élaboré au siècle des lumières, celui d’une société qui va de l’avant confiant dans sa certitude que le progrès conduit toujours vers le meilleur. L’évanouissement de cette croyance laisse le monde contemporain dans l’incertitude et au désarroi. Le discours modernisme et positiviste a vécu, une nouvelle forme artistique, déroutante est apparue. Pour ces mêmes raisons, la manière d’appréhender la folie s’est modifiée.

La querelle de l’art contemporain.

Dans les années 90, une polémique autour de l’art contemporain a fait rage. Les artisans de cette querelle de l’art contemporain furent Arthur  DANTO[2], Marc JIMENEZ.[3], JM SCHAEFFLER et surtout Jean BAUDRILLARD,. Quelques années auparavant, la critique américaine s’était emparée de cette question. Dans les années 70,  Nelson Goodman dans le langage de l’art avait posé la question : « Quand y a-t-il art ?». L’intitulé même de la question décale le projet artistique qui passe de l’objet d’art à l’acte d’art. Déclin de l’objet artistique au profit de l’acte artistique, de son pur et son simple avènement dégagé les de la nécessité de son support. Seul l’acte est créatif, l’objet produit par cet acte n’est qu’accessoire.

En 1986, Jean Clair[4] publia un pamphlet intitulé : « la responsabilité de l’artiste » dans lequel il critique les artistes de la modernité : « D’où l’art moderne peut-il tirer cette impunité qui le met à l’écart du jugement, le délivre de l’obligation d’être utile, le soustrait au devoir de rendre des comptes à la communauté ? L’artiste serait-il l’homme qui ne répond de rien ? Cette impunité est liée au privilège accordé depuis un siècle à l’avant-garde censée incarner le progrès et la révolution » Yves Michaud en 1997 apporte de l’eau au moulin de la contestation sur la valeur de l’art contemporain : « la prétendue crise de l’art contemporain est une crise de la représentation de l’art et une crise de la représentation de sa fonction ». Les critères de goût et d’appréciation ont désertés le monde de l’art. Dans le même temps, la fonction sociale de l’art s’est déplacée. Avec la disparition des conditions matérielles et conceptuelles de l’existence d’une œuvre d’art, nous assistons à sa « vaporisation ». Yves Michaud parle d’art à « l’état gazeux ».

Aujourd’hui nous sommes convoqués à d’autres formes artistiques et à d’autres expériences. Désormais les dispositifs ont remplacé les objets et sont devenus les nouvelles formes de l’expérience émotionnelle.  Mais qu’est-ce qui donne la valeur d’art à un dispositif ? Le critère déterminant semble être le seul fait de répondre aux procédures actuelles des définitions de l’art en vigueur. Aujourd’hui la procédure définit l’art et non plus l’expérience émotionnelle. On communie autour d’une procédure élevée à la dignité de l’art en faisant le partage d’une convention. Les spectateurs d’aujourd’hui sont conviés à ces expériences émotionnelles et culturelles au cours de ces biennales d’art contemporain, ces véritables messes culturelles contemporaines. Cette évolution traduit le passage subrepticement de l’art à la culture.

Les biennales d’art contemporain de Venise et de Lyon : le monde encyclopédique et le temps sont-ils les nouveaux critères de goût esthétique ?

Le commissaire d’exposition italien, Massimiliano Gioni, a intitulé la 55° biennale de Venise: « le palais encyclopédique » en référence au projet du plasticien Marino Auriti[5]. Ce conservateur du New Museum de New York a trouvé dans la mégalomanie du projet de cet artiste, à savoir mettre dans un palais toutes les réalisations humaines, un écho à ces préoccupations d’aujourd’hui. En 1955, il s’agissait de mettre toutes les plus grandes découvertes et inventions d’humanité dans la plus haute tour du monde, haute de 700 m et de 136 étages[6]. Cette tour devrait être érigée sur Mall à Washington et entourée par les statues de tous les hommes et les femmes les plus remarquables. L’utopie organise la biennale de Gioni cherchant à regrouper toutes les formes d’expression, tous les projets, tous les dispositifs, mélangeant passé, présent et futur, histoire de l’art et de la déraison, fascination pour la rationalité scientifique et craintes écologiques.

L’intitulé de la 10e biennale de Lyon reste plus énigmatique mêlant le temps et la scansion : «entre-temps… brusquement et ensuite. » Scansion de signifiant sans réelle unité syntaxique.

Que dire aussi de l’attrait de ces biennales pour les lieux postindustriels désertifiés : la sucrière à Lyon, l’arsenal à Venise, aujourd’hui rénovés, sécurisés et contrôlés, murs blancs passés à la chaux, béton ciré au sol pour en conserver une trace du brut. A Lyon, seule chaufferie de l’antiquaille qui héberge en son sein une tour de Babel sonore et une vidéo des ingrédients culinaires transformés en céramiques est le reste de cette nostalgie des lieux désaffectés et abandonnés. Le lieu de l’art contemporain semble être par excellence le lieu abandonné par l’industrie ou délaissé par la technique. L’art contemporain occupe ces espaces désertés tels ceux rencontrés dans l’univers Ballardien, lorsque l’apocalypse atomique a déjà eu lieu. Les biennales s’installent dans ces non-lieux comme nouvelles scènes, espace moderne de monstration pour les dispositifs scéniques actuels. Mais, ces lieux perdent, dans cette opération de passage du postindustriel au postmoderne, leur beauté sauvage par la soumission à la société du spectacle.

Car les biennales sont en définitive de vastes foires hétéroclites et multiculturelles de dispositifs qui mettent en scène les angoisses contemporaines. Si beaucoup de dispositifs n’ont pas encore véritablement rompu avec le passé et persistent dans la nostalgie de vouloir dénoncer, révéler, expliquer, prouver, justifier, contester le monde contemporain et ses préoccupations, certaines propositions scéniques sont parfois audacieuses. Mais l’art contemporain a du mal à s’affranchir de son « vouloir dire », résidus de l’époque moderne, de son « vouloir faire comprendre». Lorsque l’on fréquente ces biennales, nous sommes confrontés à la difficulté de percevoir leur unité tant elles exposent à profusion des œuvres d’artistes du monde entier. Il y a les propositions «qui travaillent dans le champ narratif et expérimentent… Les modalités et les mécanismes du récit.» selon l’intention de Gunnar B Kvaran, commissaire d’exposition de la 12e biennale de Lyon et celle qui participent à l’édification de la totalité encyclopédique, rêve d’aujourd’hui. Le récit d’un côté, l’universalité de l’autre, la culture qui est aux manettes.

Que placent sous notre regard ces biennales : des objets, des corps et des techniques.

L’univers féerique des images de la scène est mis en perspective dans la joyeuse installation de Ryan Trecartin et Lizzie Fitch (Etats-Unis) à Lyon avec des vidéos de Smartphones et l’exposition de différents codes sociaux des adolescents d’aujourd’hui. Transposition dans le monde de l’art et du musée de la forme esthétisée de la vie quotidienne des adolescents.

L’illusion propre aux images est dévoilé de manière formelle et esthétique dans la vidéo de Ming Wong (Singapour)  qui met en scène l’envers de l’usine à rêves qu’est le cinéma. Il en profite pour dénoncer les archétypes féminins des mangas japonais.

La fascination pour l’automatisation de la société contemporaine est manifeste dans la projection vidéo de Ian Cheng (biennale de Lyon). L’individu a définitivement renoncé à être maître de son  histoire et a passé le relais à l’ordinateur. Un logiciel écrit le scénario et construit les images selon les lois formalisées de manière informatique. Il s’en suit une histoire qui tourne en rond, une errance sans support symbolique, une boucle infinie d’images et d’obstacles. L’artiste s’explique ainsi : « le récit présenté n’est pas une histoire humaine, mais un document vivant dans les algorithmes évolutifs alimentent la mutation des formes et des combinaisons en calamité imprévue ». L’algorithme prend la place de l’acte créatif. Ce qui est considéré comme » vivant » n’est plus l’être humain mais la programmation aléatoire informatique. L’artiste délègue le pouvoir de création à la machine qui aujourd’hui nous fascine. Les computers construisent désormais nos récits, écrivent nos histoires et déterminent nos trajectoires est destiné. Les déterminations inconscientes ne sont plus à l’œuvre car nous sommes régulés par l’ordre aléatoire de la machine.

La fascination contemporaine de l’objet

Le monde des objets, qui oscille entre fascination et accumulation, est très présent dans les biennales d’art contemporain. Ces objets ne sont plus les objets glorifiés de l’opulence des années 60, ceux du pop Art ou les objets des années 2000, ceux de la désillusion, les objets déchets, objet rebus, objets rejetés. Le déchet est-il la forme actuelle de l’objet d’art ? L’objet rebus exerce une attraction certaine dans l’art contemporain puisqu’il présentifie l’objet déjà consommé, métabolisé et rejeté, l’objet par excellence de la société la consommation dans la mesure où il a été utilisé et témoigne de la consommation effective.

L’installation de Trisha Baga est de cette nature : détruits et objets divers, plastiques, poubelles… tous déchets industriels du monde contemporain sont répandu au sol devant une projection en 3D, triomphe de la technologie numérique dernier cri.

L’accumulation d’objets de Bjarne Melgraad à Lyon est sensé « écrire » un roman à partir d’objets éparpillés au sol qui se superposent en morceaux de phrases dans un joyeux mélange de forme d’idées et de couleur. Mais une juxtaposition d’objets peut-elle prétendre à faire récit ?

Pour comprendre l’installation de Jason Dodge, (USA), il faut le récit du commissaire d’exposition : « Les trois coussins éparpillés au sol gardent la trace d’une nuit de sommeil d’un maire d’une petite ville, d’un médecin ou d’un enfant ». Cette installation est une ode à l’objet, un culte au vide et à la trace. L’objet est sensé interroger le récit absent et donner un contenu à sa disparition. La perplexité éprouvée face à une salle déserte avec trois coussins dans trois angles interroge la fascination qu’exercent les objets et la nécessité qui est la nôtre de construire des récits pour tenter de s’extraire de l’univers mortifère des choses. Mais ici l’art se perd dans le vouloir dire, dans le travers d’être un art de la compréhension et de l’explication. L’artiste s’arroge la fonction d’interroger les spectateurs au cas où ces derniers auraient oublié de le faire !

Le corps et ses affections.

La représentation du corps est très fréquente dans l’art contemporain, dont l’unité est confronté à la violence : le corps exhibé est un corps déchirée, lacéré, tatoué, éventré et transpercé. Le monde contemporain en a fini les corps esthétiques de la période classique, les sculptures de Michel-Ange ou les tableaux de Botticelli qui offraient au regard des corps aux proportions harmonieuses. Le corps contemporain est en souffrance. Le corps exhibé dans les biennales d’art contemporain est un corps mutilé et malade.

Les corps de Childrens’a anatomical educationnal figure 1990 (Paul Mac Carthy) sont ouverts, évidés et exhibent à l’extérieur le contenu de leurs entrailles qui se déverse.

Aux visages pleins des personnages de la série Ventians, nouvelle version de Almech par Pawel Althamer, répondent les lamelles plastiques qui soutiennent des corps troués, une architecture de façade ouverte.

Dans le pavillon turc de la biennale de Venise, des vidéos nous montrent les mutilations faites au corps, des opérations faites aux yeux, les actions body-building imposées aux muscles.

Parfois l’intérêt porté au corps s’efface devant la technologie. La toute-puissance de la science contemporaine fait passer au second plan la chair vivante. Tournant le dos au corps du patient qu’ils sont en train d’opérer, les chirurgiens filmés par la vidéo de Yuri Ancarani à Venise sont captivés par les écrans des moniteurs TV. Voir à l’intérieur du corps grâce à un outil technologique, une fibre optique, concentre leur attention. Prisonnier du regard, les chirurgiens vêtus de masques protecteurs sont aux manettes d’un jeu vidéo qui consiste à sectionner et recoudre les chairs, les trois doigts pris dans une grille qui commande des aiguilles à distance.

Qu’est-ce qui fait lien entre tous ces dispositifs, ces objets, ces installations livrées au regard perplexe et déconcerté des spectateurs ?

Qu’est-ce qui unit toutes ces propositions artistiques ? Quels critères guident les commissaires d’exposition ? Si le spectacle proposé à notre regard répond au choix de quelques-uns, qui sont-ils ? L’art aujourd’hui ne répond plus aux critères traditionnels antérieurs du goût, de la beauté ou déduit d’une histoire de l’art. Nous sommes rentrés dans l’ère de la fin des utopies. L’art contemporain met en scène la fin de l’utopie de l’art.

Qui sont ces experts qui décident de ce qui est art et énoncent les discours contemporains sur l’esthétique qui dictent les choix ?  La référence actuelle déterminante est le lieu institutionnel. Les esthètes, les amateurs d’art, les collectionneurs et autres mécènes ne sont plus les acteurs principaux. Le pouvoir politique est aux commandes aujourd’hui :  le ministère de la culture, ses conseillers et les experts de tout poil, les conservateurs de musées désignés, les commissaires d’exposition recrutés et globalement tous les acteurs du monde de l’art qui sont partis prenantes de la politique culturelle du pays. L’institution social nommée « monde de l’art » par Georges Dickie, prétend à la compétence pour qualifier art une proposition artistique. Ils déterminent les codes et les critères de sélection dont la pertinence n’est pas immédiatement perceptible pour les non initiés.

Dans un article paru en mai 1996 dans le journal Libération intitulé : le complot de l’art par les initiés, Baudrillard jette un pavé dans cette mare en dénonçant ces pratiques. Sa charge est particulièrement virulente contre le monde de l’art contemporain et ses acteurs. Cet auteur considère que nous sommes face à un véritable délit d’initié, qui serait la spécialité de notre époque. Ces abus de pouvoir sont orchestrés par les conservateurs et responsables d’institutions muséales, des marchands de l’art, les grands collectionneurs et les financiers de tous bords. Baudrillard affirme que l’art contemporain est nul car «il s’est perdu le désir de l’illusion. » Aujourd’hui, les images gouvernent le monde. Cette tyrannie, Baudrillard la qualifie de dictature ironique. Mais l’ironie en question n’est plus celle de la part maudite, ni le défi au sens et à l’ordre établi, ni même la mise en scène ironique de sa propre disparition, mais l’ironie du délit d’initié. Il parle même de duplicité à propos de ceux qui revendiquent la nullité de l’art contemporain comme démarche esthétique. « Comment revendiquer une nullité alors qu’on est déjà nul ? » écrit-il. Comment le faux et le factice peuvent-ils engendrer du vrai et le non-sens fabriquer du sens ? « Quand le rien affleure dans les signes, quand le néant émerge au cœur même du système de signes, ça, c’est l’événement fondamental de l’art. C’est proprement l’opération poétique que de faire surgir le rien à la puissance du signe, non pas la banalité ou l’indifférence du réel, mais l’illusion radicale. »  Baudrillard ne trouve pas un tel processus à l’œuvre dans l’art contemporain. Il ne recèle ni mystère, ni secret, il n’y a point d’invisible. L’art contemporain a perdu « le désir de l’illusion au profit d’une élévation de toute chose à la banalité esthétique ». La charge contre l’art contemporain est rude et pertinente. Mais il persiste dans cet écrit une pointe nostalgique pour le monde esthétique d’antan lorsque ce dernier était encore gouverné par les grands récits auxquels l’art s’était accroché, en tant que expérience intemporelle et universelle.

La folie

La folie n’inquiète plus aujourd’hui depuis qu’elle est entendue comme désavantage social. La folie a perdu le caractère sulfureux de désordre de la raison et de provocation envers l’ordre social. Elle est passée, comme l’a enseigné Michel Foucault, de l’insensé possédé par le malin à la maladie mentale relevant de soins payés par la sécurité sociale.

À l’âge classique, la folie succédant à la lèpre comme support aux peurs séculaires, a justifié les rituels d’exclusion. Par la menace qu’il incarne sur la déraison, Le fou a été longtemps un danger pour une société qui voulait se construire sur le savoir et la raison. Lorsque la folie est au cœur de l’individu, elle représente un danger pour l’ordre moral. « La vérité de la folie, c’est d’être intérieure à la raison, d’en être une figure, une force et comme un besoin momentané pour mieux s’assurer d’elle-même. »[7].  Michel Foucault avait pointé la nécessité de localiser dans une enceinte la folie afin d’en atténuer sa dangerosité. Ce fut le grand enfermement.

À l’âge postmoderne, La science est aux commandes et ses outils sont devenus les modes contemporains de compréhension de la maladie mentale. L’insensé n’est plus un être de déraison dangereux pour l’ordre établi mais un malade victime de dysfonctionnements neuroanatomiques, handicapant son fonctionnement social. Avec les écrans colorés de reconstruction en 3D du fonctionnement dynamique du cerveau, la folie a perdu son caractère énigmatique et inquiétant. La schizophrénie est aujourd’hui entendue comme une maladie organique neurophysiologique complexe et hétérogène nécessitant un traitement plurimodal et multidisciplinaire. La société postmoderne n’enferme plus ses fous dans de grands hôpitaux – asile (le nombre de lits d’hospitalisation complète en psychiatrie est passé de 80 000 lits environ en 1996 à 58 000 lits en 2008 soient prés de 22 000 lits supprimés en 12 ans) mais leur propose de soins médicaux dispensés dans des centres de soins ambulatoires pluridisciplinaires. Dans ces nouveaux lieux, ces malades font l’objet de programmes de soins standardisés, validés et contrôlés sur le mode de la réhabilitation. Les fous d’autrefois deviennent des usagers de services de santé, des consommateurs de soins. Les soins se focalisent principalement sur le traitement du handicap social mettant de côté la dimension psychologique individuelle de la souffrance. Les soins consistent à décrire et comprendre des difficultés rencontrées par les patients souffrant de schizophrénie pour leur donner les moyens et les techniques leur permettant de faire face aux exigences du monde. L’histoire du sujet, sa souffrance et ses refus n’intéressent plus le monde contemporain de la santé mentale. Il ne s’agit plus de repérer les avatars d’une histoire personnelle voire transgénérationnelle ou les différentes impasses qui font la trame du destin d’un sujet, mais de mettre en évidence des modèles erronés de cognition et d’y apporter correction. La démarche aujourd’hui est anhistorique et descriptive, objectivante et mesurables au service de la visibilité.

La crise des grands récits.

Qu’est-ce qui est commun regarde entre le déclin des critères de goût dans l’art et le désintérêt pour l’humain au profit des dysfonctionnements neurocognitifs ?

Jusqu’alors, notre monde était organisé par un mode de compréhension et de représentation fondée sur des grands récits. Les plus connus sont le méta-récit de l’émancipation du sujet rationnel et celui de l’histoire de l’esprit universel issu du siècle des lumières. Le premier considère que seule la raison permettra à l’homme d’être meilleur et le second que la connaissance universelle et les progrès de la science dans sa démarche exponentielle nous apportera bonheur, sécurité et épanouissement.

Mais aujourd’hui, les grands récits ne fonctionnent plus à l’ère du déclin du symbolique. La présentation prend le pas sur l’activité de re-présentation, soumis que nous sommes au désir d’immédiaté et d’accessibilité instantanée. I’art contemporain comme la folie subissent cette même évolution. La représentation picturale s’est effacée au profit de l’installation ou de la performance, l’étude des comportements, des processus et des cognitions a mis la dimension inconsciente de l’être humain au rencard.

Lorsque le caractère fictionnelle de tout discours fut révélé par les structuralistes dans les années 50, la structure du savoir (en tant qu’il est un récit) fut mis à mal. Comment juger qu’un discours est juste ? Sur quels critères considérer qu’un dispositif est artistique ?  Jean François Lyotard avait tenté d’en donner une définition en affirmant qu’ils sont jugés bons parce qu’ils sont  « conformes aux critères pertinents admis dans le milieu informé des interlocuteurs du sachant »[8] . Les experts, ces nouveaux sachants, déterminent la valeur de l’art selon des critères dont ils sont les seuls détenteurs avec d’autres experts. La communauté de vue est devenue le critère dominant. Mais quel que soit sa nature, le savoir a toujours la forme de discours et à ce titre, c’est un récit. Ce récit établit des règles pragmatiques qui constituent le lien social entre les sachants. Il définit ce qui se dit et doit se dire, se fait et doit se faire. La validation d’un l’énoncé d’un expert trouve sa validation dans la reprise par d’autres experts, qui le plus souvent s’appuient sur les mêmes références. Ces énoncés sont des énoncés narratifs à la différence des énoncés de la science qui sont des énoncés dénotatifs, c’est-à-dire ce qui peut être défini. Or l’énoncé narratif ne trouve sa validité qu’à l’intérieur de son propre réseau, à l’exclusion des références externes.

Aujourd’hui le signe de la légitimité des discours est le consensus et de mode de normativation de ces mêmes discours est la délibération selon Jean François Lyotard. Depuis la disparition des grands récits qui structuraient la connaissance, nous assistons à une accumulation de connaissances sans hiérarchie ni ordre. Nous sommes entrés dans l’ère postmoderne du savoir depuis que la raison ne légitime plus de discours qu’ils soient esthétiques ou scientifiques. Le principe unique qui organisait l’histoire de l’art et la science s’efface au profit de multiples vérités valables localement et de divers systèmes formels parcellaires. Il n’y a pas plus de métalangue universelle que de métalangage.

La disparition des grands récits laisse le champ libre aux mots d’ordre. Avec le déclin de la pensée totalisante, les critères de goût n’ont plus de récits sur lesquels s’appuyer. Même les mots en perdent leur valeur. Que veut dire un tel énoncé  «Patricia Lennox-Boyd joue ainsi de l’enchevêtrement entre production, reproduction et auto –(re)reproduction pour composer un récit dont les premiers protagonistes sont les infrastructures normalement hors de vue » 12° biennale de Lyon. Errances des discours désarrimés de l’ordre symbolique disparu.

La post modernité consacre l’éclatement des récits qui portaient l’idéal de vérité de l’Occident chrétien et les pensées totalisantes que furent le structuralisme, la phénoménologie et le marxisme. Ayant renoncé au projet universel, chaque domaine de compétences est désormais séparé l’un des autres et chacun définit son propre système de références et de compétences, avec ses valeurs et ses critères.

Au règne de la fragmentation, les codes se diversifient et les champs ne se recoupent plus : il ne persiste que des fragments de forme et de discours épars tels que nous les rencontrons dans les différentes biennales d’art contemporain, regroupements d’expériences diverses et variées sur une même scène, mais qui déterminent ni courant ni mouvement historique.

Il n’y a pas plus d’art car il n’y a plus de récits auquel l’art puisse s’accrocher. Il n’y a plus d’unité de formes, de représentation ou de style car il n’y a plus de discours pour les unifier. Il ne n’existe que des expériences diverses et locales.

La fin de l’art dont parlent certains auteurs ne signifie pas la mort de l’art mais la clôture d’une époque qui croyait que l’art pouvait faire histoire.

L’art contemporain à la fin des utopies au XXIe siècle

L’art contemporain manifeste le bouleversement du monde dans lequel nous vivons actuellement, monde marqué par le développement vertigineux de l’informatique et la diffusion planétaire des informations bouleversant nos systèmes de référence et nos modes de pensée. Déjà Foucault avait noté le passage de la société de souveraineté qui est celle des rois et des monarques, à la société disciplinaire inaugurée par Napoléon. Aujourd’hui nous passons de la société disciplinaire à la société de contrôle, selon un terme emprunté à Burroughs par Deleuze. Si la société disciplinaire était caractérisée par ces lieux d’enfermement  qu’ont été les prisons, les écoles, les ateliers, des hôpitaux, la société de contrôle s’enorgueillit de ces outils de contrôle que sont les systèmes de vidéosurveillance et se caractérise par l’abandon des lieux de soins en tant qu’espace de regroupement : en témoignent, la diminution importante des lits d’hospitalisation, remplacée soit par des hôpitaux de jour (forme allégée de l’enfermement) soit par l’hospitalisation à domicile, la forme postmoderne des soins. L’école aussi est en train de disparaître au profit des lieux dits de formation par alternance. La forme actuelle de la sanction n’est plus l’enfermement mais la surveillance par le bracelet électronique. La surveillance devient généralisée et délocalisée.

La nouvelle société de contrôle est fascinée par la sophistication de ses outils de surveillance et des possibilités illimitées qui s’offrent à elle. Dans les institutions, les outils de ce contrôle permanent que sont les procédures et les protocoles et autres arbres décisionnels apparaissent aujourd’hui comme les seuls garants du bien faire. Le contrôle permanent s’effectue en temps réel grâce à la technologie contemporaine. Le monde est organisé autour de grandes voies de circulation facilement contrôlable et Deleuze avait pris comme modèle nos autoroutes car, à la différence des voies vicinales et des chemins de traverse, l’autoroute permet une mesure en temps réel et de manière automatisée de tout les déplacements de tous les citoyens.

Quels lieux pour l’art d’aujourd’hui ?

L‘art n’aime pas les lits dressés pour lui. L’art, s’il fuit les musées, ces hétérochronie selon Foucault, il y revient pourtant périodiquement car l’art affectionne les lieux de l’utopie. Ces « lieux qui n’existent nulle part »[9] sont situés hors des emplacements prédéterminées assignés par la société. L’utopie est la scène sur laquelle l’imaginaire s’expanse, un lieu d’écart, un lieux hors, hors des lieux officiels et conventionnels, des lieux déjà parcourus et surtout repérées par l’histoire de l’art. L’art ouvre un espace autre lorsque notre regard est orienté par le dispositif scénique au-delà de l’expérience sensible des choses.  L’art vise l’au-delà du monde sensible.

Si l’utopie est le nom d’une ile situé « « en aucun lieu », l’art est cet espace de l’invention qui dérange nos habitudes du regard pour nous ravir, au sens de enlever de force, nous extraire de l’univers clos et sécurisant dans lequel nous avons nos habitudes de regard. Sans utopie, sans désir l’explorer des territoires nouveaux, sans l’audace de s’aventurer sur des chemins hasardeux et qui ne mènent nulle part, il n’y a point d’art. Mais au siècle du déclin des grands récits, l’utopie a-t-elle encore un sens ?  L’idéal de l’art s’est éteint, le rêve utopiste d’une cité radieuse d’un Le Corbusier a disparu, celui d’un art total s’est évaporé, l’espoir de changer la société a définitivement cédé la place au règne du spectacle.

De l’impossibilité de lieux autres – fin des utopies.

« Le capitalisme libéral a réussi à inventer la fin de la fin de l’art. Il est parvenu à créer un art à son image, un art affranchi des injonctions et des illusions modernistes, un art sans modèle, sans valeur, sans idéaux, sans perspective humaniste, bref, un art « conforme », témoin désabusé, très peu contestataire, véritables sismographes d’un monde agité déboussolé. » écrit Marc Jiménez[10]   A la fin de la fin de l’art, il n’y a plus d’utopie, puisqu’il n’y a plus de possibilité d’occuper une île déserte.

Il n’y a plus de lieux autres à l’ère du déclin du symbolique.

Le hors champ du grand Autre est happé par la volonté hégémonique de la science moderne car rien ne peut lui échapper. Au singulier de l’art, à la fragilité de la beauté, à l’éphémère de l’émotion  esthétique, la science impose son désir de maîtrise, de compréhension et de colonisation. Si l’art est ce qui résiste, il trouve dans la science un adversaire très coriace. Les critères de jugement et de goût s’effacent devant l’universalité du savoir, le quadrillage du visible, le calibrage des conduites par des échelles et la mesure des compétences.

Mais nous sommes toujours prisonniers de la tentation de reconstruire de nouveaux grands récits sur les ruines des anciens. Nous vivons toujours avec cette nostalgie d’une vision positiviste et universelle. Le monde contemporain est ainsi, l’art comme discours n’existe plus, la folie comme déraison inquiétante n’existe plus, ils n’existent plus ni l’un, ni l’autre comme projet contestataire, mis il persiste des émotions esthétiques singulières, éparses et diverses et des souffrances individuelles.

Il n’y a plus d’art en tant que mouvement artistique ou démarche sensible en quête du beau mais des dispositifs scéniques placés sous le regard des sujets omni-voyeurs que nous sommes devenus. L’objet d’art est devenu l’objet culturel consommable comme les autres objets dans ces grands supermarchés que sont les biennales d’art contemporain.

Le monde a changé, ces paradigmes se sont modifiés.

S’il n’y a plus de folie entendue comme manifestation de la déraison, du hors norme dans un monde où le seul discours qui résiste est celui de la rationalité scientifique, il existe des malades mentaux en souffrance et égarés qui nécessitent des soins et justifient la solidarité.

S’il n’y a plus la possibilité de lieux autres, de lieux nomades, de lieux secrets et invisibles dans un univers gouverné par le désir de maîtrise scientifique, s’il n’y a plus de lieu pour l’art ni la beauté, il reste toutefois des expériences émotionnelles et esthétiques, éphémères et locales, pour continuer à satisfaire notre besoin vital d’ouvert.

 


Références

[1] Clément Ginsberg 1909 – 1994 New York rédacteur à The Nation. Il a écrit en 1961 « art et culture. »
[2] Arthur  DANTO : le monde de l’art 1964 – la transfiguration du banal 1981- la fin de l’art –  1984 – l’assujettissement philosophie de l’art 1993 – après la fin de l’armée la 1996 – l’art contemporain à la clôture de l’histoire 2000.
[3] Marc Jimenez.- Professeur à l’université Paris I Panthéon Sorbonne  – Il dirige le centre de recherche en esthétique- Qu’est-ce que l’esthétique en 1997 la crise de l’art contemporain en 2005 et l’arts dans tous ses extrêmes en 2012.
[4] Jean Clair : académicien, ex-directeur du musée d’Art moderne et du musée Picasso.
[5] Marino Auriti né en 1891 en Italie, émigré aux USA qui a fait la maquette du palais encyclopédique du monde en 1950.
[6] Projets déposé au bureau des brevets de Pennsylvanie en 1955.
[7] ibid. page 47.
[8] Jean-François Lyotard : Paris – p 37
[9] du grec ou = non et topos lieu (cf. Thomas More 1516).
[10] Marc Jimenez dans la fin de la fin de l’art – Vrin– le philosophe- de 2011/2 n° 36 pages 93 à 99.

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