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Viridiana Buñuel

Viridiana ou la perversion du désir

Texte de Stéphane Deluermoz et David Chabin

Cinéphilopsy novembre 2023

Film mexicano-espagnol 1961 de Luis Buñuel d’après le roman Halma de Benito Pérez Galdós.

Avec  Silvia Pinal : Viridiana, jeune novice.

Francisco Rabal : Jorge, fils naturel de Don Jaime.

Fernando Rey : Don Jaime, veuf, oncle de Viridiana.

Les gueux, mendiants, éclopés, lépreux… traités à la Bruegel, avançant en ligne[1]

Palme d’or du festival de Cannes 1961 ex-aequo avec Une aussi longue absence, d’Henri Colpi.

Nous retrouvons dans ce film tous les thèmes préférés de Buñuel : la critique de la religion (hypocrisie de l’église et des inégalités sociales (les relations entre la grande bourgeoisie au charme discret et la sauvagerie banale des pauvres et autres déshérités) ainsi que les embarras de la sexualité avec l’attrait sulfureux pour les perversités humaines. Un Buñuel anticlérical, blasphématoire, anarchiste, provocateur et transgressif.

Buñuel avait découvert une première fois l’existence de Sainte Viridiana[2], chrétienne du XIIIe siècle qui passa 30 années de sa vie recluse en cellule en Toscane vers 1910, alors qu’il étudiait chez les jésuites[3]. Des années plus tard, il découvre au musée de Mexico son portrait peint par Baltasar de Echave Orio où elle est affublée de tous les objets de la passion[4] : une croix, une couronne d’épines et des clous… que Buñuel va représenter dans son film. Il décida entre autres de nommer son film Viridiana trouvant un tel titre très « anti commercial » !

Avant de prononcer ses vœux, la mère supérieure du couvent où Viridiana envisage de s’enfermer l’envoie auprès de son oncle, qui est son bienfaiteur, en lui demandant d’être affectueux avec lui ! Ce dernier, enfermé dans le deuil de son épouse, mène une existence de solitaire dans sa grande propriété. Mais dès la première rencontre, il est troublé par la ressemblance entre sa nièce et sa femme, décédée au cours de la nuit de noces. Prisonnier d’un désir inextinguible probablement motivé par le refus de ce décès trop douloureux, il tente d’abuser sexuellement de sa nièce à l’aide d’une sédation chimique. Réalisant à son réveil qu’elle a pu perdre sa virginité qu’elle souhaitait conserver intacte pour son engagement religieux, elle s’enfuit prise de panique. Son oncle se suicide devant la monstruosité de son comportement. Après avoir renoncé au couvent et hérité de la propriété avec son cousin Jorge, fils naturel de Don Jaime, Viridiana choisit de mettre en pratique l’exercice de la charité chrétienne. Mais une nouvelle fois, elle ne rencontrera que la méchanceté de l’être humain et le désordre causé par les excès pulsionnels non maîtrisés.

Un tel film fut jugé scandaleux en 1961 et condamné en raison de son immoralité comme un sacrilège blasphématoire par les autorités vaticanes. Sa diffusion fut donc interdite en Espagne et ne trouvera le chemin des salles obscures qu’en 1977 soit deux ans après la mort du général Franco.

 

I – L’œil bunuelien

Buñuel laisse ici libre cours à son anticléricalisme se moquant du fétichisme des objets de la religion tels la couronne d’épines, la croix, les clous et la chemise de lin rêche auxquels Buñuel ajoute cet objet cocasse, un couteau crucifix qu’il a découvert dans une boutique d’Albacete. « Je me souviens quune religieuse de Saragosse portait accroché à son chapelet un petit couteau-crucifix comme ceux-là pour éplucher des pommes. Un Christ fonctionnel et très pratique, vous ne trouvez pas ? » S’amuse Buñuel. Il raille aussi les pratiques religieuses telles que la prière de l’Angélus ou l’institution du mariage qu’il tourne en dérision : la robe de noces fait-elle la mariée ?

Non sans humour, il transforme la cène du Christ en une débauche orgiaque, s’attachant à ce que les mendiants prennent la même posture que les apôtres autour d’un aveugle, comme dans la peinture de Léonard de Vinci[5] . Il n’hésitera pas à demander à l’électricien de l’équipe de tournage de prendre la place du 12e apôtre puisque Enedina s’est transformée pour l’occasion en photographe avec un appareil photographique pour le moins singulier. Cette scène n’est pas sans évoquer le parallèle entre l’œil et le sexe tel que Georges Bataille l’a déployée dans son histoire de l’œil[6].

Buñuel se moque ainsi clairement autant de la vie monastique que de la charité chrétienne dont il dénonce son subterfuge. Effectivement, en raison de l’absence des représentants de l’ordre moral, l’accueil bienveillant des mendiants et des nécessiteux se transforme en orgie puisque les pulsions amorales et sexuelles fondamentales n’étant plus interdites, se libèrent et conduisent au viol et au meurtre. Comme Nazarin (1958), Viridiana est une chrétienne attaquée de toutes parts et voudra rester chrétienne malgré cela, même si en dehors de l’Église, en devenant une « sainte » et en sauvant les mendiants. Mais la « bonne volonté » conduit à la catastrophe : les mendiants ne sont pas des « bons chrétiens » et ne font que singer la société des nantis. L’aveugle, autrefois négation de la chair corrompue, vision sans œil, devient ainsi symbole du mal et de la perversion, aveuglement à l’amour du prochain, insensibilité à la douleur du monde. Les fruits de la charité sont amers ; mais, au passage, Viridiana prend conscience de sa sexualité, ce qu’elle fait comprendre par le regard et les cheveux dénoués lors de son acceptation finale : pour vivre comme une femme et humainement (et non comme une sainte et divinement), elle consent à « jouer aux cartes », soit le principe de réalité du jeu de la vie, de son irrégularité fondamentale, donc aussi de sa violence ordinaire et cruelle, de son injustice.

La conduite de vie charitable n’est pas de même nature que la charité puisque la visée de la conduite charitable manifeste pour celui qui la pratique surtout son désir de racheter ses péchés dans l’espoir d’une rédemption. Les nécessiteux ne sont ainsi qu’un moyen d’obtenir la rémission de ses fautes. On connaît aussi la fascination que ces déshérités exerçaient sur Buñuel, à travers ses premiers films, Las Hurdes (1933, La terre sans pain) terrible témoignage sur la pauvreté en Estrémadure, ou, plus tard, dans Los Olvidados (1950), sur les enfants des rues mexicains : les éclopés, culs-de-jatte, mendiants, bossus, aveugles… autant d’individus qui vivent en dehors des normes, des laissés-pour-compte de la société qui existent sans interdit ni frontière, s’affranchissant allègrement de l’ordre moral. Mais Buñuel nous indique aussi que l’avidité à la jouissance est également répartie chez les riches et chez les pauvres. Ce repas orgiaque, sorte de beggars banquet pour reprendre le titre de l’album des Rolling Stones (avec son morceau Sympathy For The Devil qui parle de Jésus-Christ), devient le lieu du déchaînement pulsionnel et sexuel qu’aucune parole ne vient limiter.

Beaucoup de scènes s’ouvrent selon un schéma récurrent qui consiste à partir d’un objet partiel ou d’un membre du corps pour dévoiler une scène ou une portion de lieu plus vaste et ouvrir sur la signification mobilisée dans le plan. Ainsi, des pieds des protagonistes : la petite Rita jouant à la corde à sauter ; Viridiana et son oncle, déambulant et échangeant sur la raison de sa venue ; les pieds de l’oncle jouant à son tour, de l’harmonium cette fois, premier plan de la scène suivante, avant de remonter aux mains. Ainsi de leurs mains : celles du paysan Moncho, trayant sa vache, ou celles de Viridiana coupant une pomme, jusqu’à celles, mais hors-champ cette fois, d’une gifle reçue et jamais oubliée qu’elle vient évoquer ; mains du mendiant, encore, s’emparant de la corde. Les corps parlent d’abord, et, comme il le refera plus tard dans Tristana dans une scène découvrant l’amputation de Catherine Deneuve, Buñuel effectue une « descente » sur la jambe manquante, puis une remontée vers le haut du corps (Hitchcock, qui admirait ce plan, aurait dit à Buñuel qu’entre le point de départ du plan et son point d’arrivée, « ce n’était plus la même femme »). Le corps de l’autre est tantôt un instrument d’exploration, tantôt un objet d’exploration, propice à des glissements incessants : glissement de l’œil qui en épouse les formes, glissement de la pensée qui s’y « love », pour dire combien le corps et la pensée sont les médiateurs du regard et du désir amoureux et possessif.

La main, le pied ou le regard agissent en s’emparant d’un objet au premier plan, sans que l’usage n’en soit encore connu et clair, permettent ainsi de dynamiser le plan, en créant une attente à l’intérieur de la scène, donnant désir de savoir la suite. Cet objet est aussi destiné à circuler : ici, la « corde à sauter » a ce rôle transitif ; elle permet effectivement de « sauter », du coq à l’âne, et va donc être tour à tour jouet innocent, corde à pendre une âme pervertie et ceinture de mendiant. Chacun a ainsi affaire à son objet partiel : Moncho, le paysan, a le pis de la vache dans les mains, qu’il offre à Viridiana comme objet à saisir, l’initiant au plaisir phallique coupable de son point de vue de vierge innocente. Art du mouvement à partir du corps pour aller jusqu’à l’âme : les personnages connaissent des « évolutions », que l’on peut anticiper dans leurs regards et leurs postures, selon deux types : les pulsions et les sentiments.

Une « histoire de l’œil » est envisageable. Depuis ses débuts, Buñuel est préoccupé par cet organe. Dès Un chien andalou (1928), l’œil se coupe en son milieu. L’organe est l’instrument (organon en grec) par lequel le corps opère. La femme du Chien Andalou était déjà une femme sans défense, et semblait résignée à son sort, passivement accepté. La lame de rasoir coupant son œil provenait d’un rêve de Buñuel, qu’il rapporta à Dali, et qui était accompagné de la vision d’un « nuage effilé coupant la lune ». Il faut aussi rappeler que l’ouvrage Histoire de l’œil de Georges Bataille[7] est sorti un an avant le Chien Andalou. Ce « fil du rasoir » vient séparer quelque chose. Le film L’Âge d’or montrera également ce problème de la séparation, mais dans une sorte de vision inversée : là où le Chien Andalou s’inaugure par une coupure définitive, une scission de l’œil, L’Âge d’or montre un couple qui tente constamment de copuler/coupler tout en étant constamment séparé. Buñuel semble donc avoir été hanté par cette vision d’un œil qui perd son pouvoir. Le peintre, dans Viridiana, dans une allusion possible à l’ami de jeunesse, Dali, peint une figure à laquelle il « manque un œil » (on la voit dans le plan) : c’est l’avatar de la femme du Chien andalou, ce qui reste d’elle trente-trois ans plus tard. Et au moment de « faire scène » (et de rejouer la « Cène »), l’œil-caméra ne montrera rien d’autre qu’un hors-champ, celui du sexe féminin, caché sous les jupons et faisant rire l’auditoire.

Nous le savons grâce à ses autres films, la sexualité est également une préoccupation majeure pour Buñuel. Les plans de pieds en insert, les chaussures de la petite fille, les bas noirs de Viridiana ou ses pieds nus lors de la scène de la crise somnambulisme, les escarpins de sa femme décédée se répètent au cours du film de même que les chaussons de Don Jaime en gros plan nous indique qu’il s’est pendu. Le fétichisme du vêtement est manifeste. Buñuel s’amuse avec les objets à connotation sexuelle tels cette corde à sauter dont la petite fille tient fermement les poignées avec leur forme très particulière dans sa main (corde à sauter qui exerce très nombreuses fonctions perverses dans le film : passer de main en main, autant que tenir un pantalon ou attacher une victime, mais aussi se pendre…) ainsi que le pis de la vache dont Viridiana hésite à s’emparer pour en faire jaillir le liquide attendu.

Le voyeurisme n’est pas en reste non plus dans ce film, cette pratique perverse est celle de la servante Ramona et de sa fille qui s’informent sur la sexualité à travers le trou de la serrure ou depuis son observatoire dans les arbres, regardant Viridiana se changer (« ¡Te he visto en camisa ! »), Ainsi qu’en épiant à travers les barreaux de la montée d’escalier l’ascension de Don Jaime conduisant le corps inerte de Viridiana vers sa chambre. Déjà dans El (Tourments, 1953), le personnage paranoïaque qui se croyait épié, voulait crever l’œil qui le regardait et l’espionnait. Dans Viridiana, toute une circulation est organisée autour de la question de l’œil et du regard, de Don Jaime, voyeur nécrophile, à la jeune Rita, déjà « contaminée » et à sa mère, Ramona, qui regarde par le trou de la serrure ou exprime par son regard son désir à Jorge. Freud, dans les Trois Essais sur la théorie de la sexualité, avait fait du « voyeurisme » la modalité par laquelle l’organe visuel devient zone érogène et l’une des premières manifestations pulsionnelles, éveillant libido et désir chez le jeune enfant. Ce qui interroge aussi sur la pulsion scopique du cinéaste : ne fait-il pas preuve de cruauté et de sadisme, en s’emparant de l’image de l’autre ? Ne vise-t-il pas, en le filmant, à le chosifier donc à le dominer ? Il est intéressant, à cet égard, que ce soit Buñuel lui-même qui ait tranché l’œil de l’actrice dans Un Chien Andalou (et non l’acteur censé le faire).

Deleuze a souligné avec force que le cinéma de Buñuel appartenait à une catégorie spécifique d’images : les images-pulsions, privilège qu’il partage notamment avec Éric von Stroheim. Ces images particulières sont considérées par Deleuze comme naturalistes en un sens très intéressant : elles s’ancrent dans des milieux réalistes, mais pour les traverser et en extraire des objets ou des morceaux, qui vont se rattacher, d’une part, aux perversions et aux pulsions qui s’expriment à travers eux. Le naturalisme renvoie ainsi « quatre coordonnées : monde originaire-milieu dérivé, pulsions-comportement »[8]. Ce « monde originaire » est un « commencement de monde » et une « fin de monde » à la fois, que Deleuze définit comme une « pente irrésistible » vers lequel le monde « réaliste » va trouver son ancrage, le « milieu », et sa chute. Plusieurs traits singularisent cette approche de la vie et du cinéma. D’abord Buñuel est rapproché par Deleuze de Huysmans (à la différence de Stroheim, plus proche de Zola), tous deux complexifiant le naturalisme, en faisant apparaître des cycles et des perversions spirituelles (Stroheim proposerait lui une dégradation du temps et des perversions organiques. Raison aussi pour laquelle Deleuze voit en Marco Ferreri comme l’héritier de Buñuel). Ensuite, l’élection d’un objet-fétiche : le morceau de viande de Los Olvidados, la chaussure de femme, la robe de mariée, la corde à sauter ici. Puis : une « ruse de la pulsion », qui s’empare toujours violemment de ce qu’elle cherche à arracher au milieu donné ou à l’individu ; ainsi de l’oncle demandant à Viridiana de se prêter au jeu de faire revivre la défunte épouse, mais finalement endormie pour assouvir le fantasme morbide. Enfin, quatrième et dernier trait : la pulsion déchire, disloque, « met en morceaux », aussi bien chez les riches que les pauvres. Tous œuvrent à dégrader l’univers, mêmes les saints (Nazarin) et les femmes de bien (Viridiana). La pulsion est hantée par la mort : Don Jaime met en scène la possession de Viridiana à l’ombre du Requiem de Mozart, ce que répéteront les mendiants. L’Alleluia d’Haendel, par contre, ouvrait le film, et c’est un rock’n roll qui le clôture. Le Christ-poignard du film est le symbole de l’union des deux pôles du fétiche, du Bien et du Mal, de la sainteté et du crime ou de la sexualité, échangeant leur rôle tout en produisant du grotesque. Buñuel organise, selon Deleuze, un éternel retour, où il dévoile le rôle spirituel de la perversion, car il y a des « pulsions de l’âme » aussi fortes que celles du corps (faim ou sexe). Le problème du naturalisme bunuelien est alors de savoir comment sortir des cycles qui se répètent. De là peut-être la multiplication des Christ qui changent de sens : porteur d’espoir, puis fermeture du sens, voire absurdité ; lumière puis aveuglement. Deleuze pense que Buñuel fait quand même une découverte dans cette noirceur : « il met la puissance de la répétition dans l’image cinématographique »[9], et par là en vient à « toucher aux portes du temps » et découvrir une image-temps directe, que Deleuze appelle la « scène ».

II – Les voies du désir sont-elles perverses ?

Jouir du corps de l’autre mais sans autre, sans son consentement est au centre du film. Buñuel avoue dans une interview avoir eu un rêve d’adolescent qui consistait à endormir la reine d’Espagne à l’aide d’une boisson afin d’abuser d’elle ! « L’idée d’avoir à sa merci une femme endormie me semble très stimulante. Je peux la réaliser dans l’imaginaire, mais dans la pratique, cela me fait peur »[10] confiait-t-il

Buñuel décline ici plusieurs formes du désir : classique d’abord qui consiste à désirer un objet parce qu’il manque ou parce que l’on pense que l’autre l’a pris, fantasmatique ensuite, sans objet mais fondé sur un acte symbolique tel que de se mettre au service des autres et pur désir enfin de nature mystique. Grâce à Don Jaime et à Viridiana, Buñuel nous propose deux formes de désir non équivalent, l’un masculin lié au besoin de posséder et l’autre féminin fait d’une aspiration d’union mystique.

L’arrivée de Viridiana désorganise la vie terne et ennuyeuse de Don Jaime et réveille ce qui était resté quiescent. Plongé dans le souvenir de ce qui ne peut passer, prisonnier du refus de la disparition de son épouse, projetant désespérément ses traits du visage sur tous les visages, Don Jaime trouve dans cette apparition le support de ce dont il attendait, à savoir le retour sous une forme ni fantasmatique ni hallucinatoire, mais réelle pense-t-il de son épouse. Il assigne donc à Viridiana la tâche d’effacer la douleur de la disparition en proposant qu’elle devienne sa femme.

Surprise de l’effet qu’elle produit sur son oncle, Viridiana est naturellement troublée. Tout aussi surprenante pour elle est sa demande qu’elle porte les vêtements de son épouse au moment du mariage, pour commémorer la scène de son mariage peut-être avec l’espoir d’en effacer sa dimension tragique, mais quoi qu’il en soit comme une tentative de contourner le réel de la perte, d’annuler la disparition. En y consentant, Viridiana offre à Don Jaime la possibilité de reprendre le cours de son histoire, là où la mort l’a interrompu. Grâce à elle, il réalise le rêve insensé de poursuivre son union avec sa défunte épouse. Mais cela ne peut se réaliser qu’au prix du sacrifice de la singularité de Viridiana obtenu face à la sédation chimique. Don Jaime retrouve ainsi imaginairement à la fois la maîtrise de son destin, ainsi que la possession du corps de l’autre féminin. Le film ne précise pas les circonstances du décès de sa femme : s’agit-il d’une mort naturelle ou d’une mort violente ? À quel moment est-elle décédée, au moment du repas, au petit matin ou peut-être au cours des préliminaires de la parade sexuelle, au moment où il dégrafe son corsage, scène qu’il répète avec Viridiana rendue inerte ? Jouir du corps de l’autre, en prendre possession et sans son consentement, c’est-à-dire en annulant son désir à elle. Viridiana est réduite à l’état d’un corps inerte, sans réaction… un corps mort. Don Jaime tente de s’emparer du réel en annulant le traumatisme. Mais le réel ne se laisse pas faire, ce qu’il réalise aux dépens de sa vie même. Le film ne précise pas non plus la nature des tourments qui poussent Don Jaime au suicide, s’il s’agit de remords devant la monstruosité de son acte, pulsion nécrophilie ou de la prise de conscience de son impossibilité d’annuler la mort de sa femme. Quoi qu’il en soit, il ne peut continuer à vivre mais cela ne l’empêche pas avant de se tuer d’écrire une lettre qui apparemment lui procure une certaine satisfaction à en croire son sourire malicieux. Quel en est son contenu et à qui s’adresse-t-elle ? Buñuel garde le mystère, nous laissant avec toutes les suppositions.

Le désir de Viridiana n’est pas désir d’objet, d’emprise et de possession mais un désir d’absolu en se consacrant à Dieu dans l’entièreté immaculée de son corps. Son souhait est celui d’une vie de silence et de recueillement dans un couvent, soit hors de la communauté agitée des humains, affranchie de la tyrannie de l’exigence phallique pour une jouissance autre, jouissance telle que l’ont écrit les mystiques, Sainte-Thérèse D’Avila, Hildegarde von Bingen, Saint Jean de la Croix, Saint-François d’Assise. Sauf que la mère supérieure met un obstacle fatal à ce projet en raison de ses exigences. Malgré son aspiration au pur désir, Viridiana n’en reste pas moins aliénée aux objets qui symbolisent la passion du Christ, objets de souffrance rappelant la douleur et la mort à laquelle toute vie est vouée et la nécessité de se détacher des satisfactions futiles et vaines du quotidien.

Qu’est-ce qui pousse Viridiana à renoncer à la vie monastique : Est-ce la perte supposée de sa virginité qui lui interdit de se tenir debout face à Dieu ou la souillure éprouvée par la rencontre avec le désir quasi incestueux de son oncle ? Ou est-ce simplement la découverte qu’il existe pour elle une autre possibilité d’existence, non dénuée de charme, sous les auspices d’une vie terrestre charnelle et non incarnée ?

Par la suite, l’exercice de la charité chrétienne lui paraissant une bonne compensation à son renoncement à la vie monastique, elle ouvre la demeure héritée de son oncle à l’accueil des pauvres et des déshérités selon les principes propres à Jésus-Christ : Bienheureux les pauvres en esprit car le royaume des cieux est à eux. Heureux les affligés, car ils seront consolés. (Matthieu 5). Mais une nouvelle déception s’en suit rapidement car ces pauvres tels que Buñuel les dépeint ne veulent pas du royaume de Dieu et préfèrent les réjouissances terrestres, orales et phalliques. Ces déshérités, exclus jusqu’alors du festin dont seuls les riches avaient accès, refusent de se résigner même en échange d’une consolation dans l’au-delà. Pour Buñuel, la charité n’est pas une solution mais une illusion dont la cruelle vérité se révèle dans la violence exercée contre les bienfaiteurs. Effectivement quelle morale peut justifier la privation dont souffrent les indigents ? Le désir de charité de Viridiana se heurte à la violence de l’altérité : le monde n’est pas tel qu’elle se le représente.

La confrontation avec son désir est toujours traumatique puisque ce qui est rencontré dans son désir est toujours le désir de l’autre. Et cette confrontation creuse nécessairement un écart entre le sujet et lui-même, l’obligeant à un nécessaire renoncement. En outre, le désir se heurte à la loi morale qui en constitue une limite, car il dérange. Quoi qu’il en soit, il n’y a aucune raison d’y renoncer, de céder sur lui sauf à vouloir laisser le champ libre au mouvement léthifère qui s’oppose à la vie.

Viridiana voulait éviter le contact du monde, celui des hommes et de leurs désirs, en s’enfermant dans un couvent choisissant le face-à-face solitaire avec Dieu dans le silence. Mais puisqu’il lui est impossible d’échapper au contact avec autrui, qu’il s’agisse de la mère supérieure ou de son oncle autant que des nécessiteux, Viridiana fait l’expérience de la méchanceté foncière de l’autre.

Même la charité a un goût amer.

Toutefois au cours de ce parcours, Viridiana prend conscience de sa sexualité, ce qu’elle fait comprendre par le regard et les cheveux dénoués lors de son acceptation finale : pour vivre comme une femme et humainement (et non comme une sainte et divinement), elle consent à « jouer aux cartes », principe de réalité du jeu de la vie, de son irrégularité fondamentale, donc aussi de sa violence ordinaire et cruelle, ou de son injustice. Ne trouvant d’issue possible à son désir ni dans une relation de couple ni dans la solitude, Buñuel propose pour Viridiana une solution pour le moins surprenante qui consiste à former une relation à trois. Provocateur Buñuel !

[1] On raconte que Buñuel voulant tourner avec d’authentiques vêtements de vagabonds a proposé à des mendiants d’échanger leurs oripeaux contre des vêtements neufs, mais en prenant le soin de les désinfecter au préalable.

[2] Née vers 1178- 1182 au sein d’une noble famille toscane, elle s’enferma dans une cellule pendant 34 ans, se mortifiant la chair avec des vêtements en cilice et se ceinturait d’un cercle de fer pour contrôler son corps en se livrant à de nombreux jeûnes austères. Selon la légende, elle fit quelques miracles, par exemple en multipliant la nourriture lors d’une grande famine, guérissant un enfant estropié, redonnant la vue à des aveugles et la santé à des malades. Mais pour fuir l’enthousiasme populaire, elle vivait dans une petite cellule à Castelfiorentino en Toscane, ne communiquant avec le monde que par une petite fenêtre lui permettant juste quelques échanges avec des visiteurs et de recevoir les sacrements. Comme d’autres mystiques, elle éprouvait dans son corps des extases procurant un sentiment de plénitude intérieure. Elle reçut la visite de Saint François en 1211.

La légende raconte que Dieu lui révéla l’heure de sa mort qu’elle attendit à genoux les bras croisés. Toutes les cloches de la ville sonnèrent sans qu’elles ne soient actionnées le 10 février 1242. Elle repose dans la même cellule où elle avait vécu

Son prénom signifie verdure ou verdeur thème cher à Sainte Hildegarde de Bingen, qui évoque aussi la force de vie issue de la Sainte Trinité, la vitalité.

[3] Buñuel a étudié chez les jésuites jusqu’à l’âge de 15 ans après avoir fréquenté le collège du Sacré-Cœur de Saragosse

[4] Cité par https://journals.openedition.org/etudesromanes/3372?lang=it#ftn17

[5]   Léonard de Vinci : l’Ultima Cena, soit le Dernier Repas est une peinture murale à la détrempe de réalisée de 1495 à 1498 pour le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan.

[6] Récit publié en 1928

[7] Voir l’article très intéressant, au sujet de cet ouvrage, de Patrick MAROT, L’œil crevé du symbole, in Fabula, 2010 (https://www.fabula.org/colloques/document1300.php)

[8] Gilles Deleuze, Cinéma I. L’image-mouvement, Ed. de Minuit, 1983, p.176-180

[9] Ibid., p.186

[10] https://www.allocine.fr/film/fichefilm-1244/secrets-tournage/

Un lac de Philippe Grandrieux

Cinepsy Mars 2016

Réalisation: Philippe Grandrieux – France – 2008

 

Philippe Grandrieux est-il le plus expérimental des auteurs de fiction ou le plus romanesque des cinéastes expérimentaux ? Car la fiction n’a pas complètement déserté le cinéma de Philippe Grandrieux puisqu’il persiste en toile de fond une trame narrative. Dans un lac, la relation d’exclusivité entre un frère et sa sœur est perturbée par la venue d’un étranger. Mais ce fonds narratif se dissout dans la beauté sobre et inquiétante des paysages Lire la suite →

À LA LISIERE DU REEL (frontière)

"Un lac" - Philippe Grandrieux - 2008

L’effraction du réel

Essai sur la violence actuelle (contemporaine) avec une référence particulière pour les films du cinéaste Philippe Grandrieux
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INTERVIEW de PHILIPPE GRANDRIEUX

grandrieux

Interview de Grandrieux par S.Deluermoz Lire la suite →