INTERVIEW de PHILIPPE GRANDRIEUX

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Interview de Grandrieux par S.Deluermoz

Stéphane Deluermoz : Philippe, tu ne renonces pas à t’aventurer dans des zones qu’habituellement on évite d’explorer. J’aime ton audace, le style singulier de tes films et les images fortes que tu nous proposes. Si ces images nous touchent en tant que spectateur, c’est qu’elles contiennent en plus de leur singularité un effet de vérité qui nous déroute. Alors qu’est ce qu’image juste?  La parole est concernée par la vérité, mais les images peuvent-elles être considérées comme vraies ? C’est une question délicate et complexe. Les images nous touchent quand elles suscitent des effets de vérité en nous, des effets authentiques sinon nous restons soit indifférents soit amusés devant les images qui défilent devant nos yeux. Le plus souvent le cinéma qualifié de hollywoodien se contente de déverser des images spectaculaires. Mais la raison du succès du cinéma d’auteur tient à ces effets de vérité chez celui qui regarde.

Ma première question concernera donc la matière dont sont construits tes films.  À partir de quels matériaux travailles-tu ? De rêves ou de fantasmes diurnes ? De souvenirs enfouis ou refusés ? De restes de sensations ou d’impressions archaïques ? Ou simplement d’images évanescentes actuelles ? La trame de tes films est-elle construite à partir de faits divers, de récits, d’écrits ou d’images de mots ?

 

Philippe Grandrieux : C’est une question vaste. En tout cas, sûrement pas de faits divers parce ce que je crois que ce qui fait fabriquer le cinéma, ce n’est pas forcément au fond ce qui arrive dans le monde. C’est ce qui arrive dans ton monde, dans un monde mais pas dans le monde. C’est ce qui arrive dans un champ particulier qui t’appartient, qui t’est propre, que tu parcours effectivement la plupart du temps, à tâtons sans trop savoir probablement. Ce monde a à voir probablement beaucoup avec le sommeil, ou un état comme ça, particulier en tout cas, un état de disposition, de disposition particulière avec les choses et avec la réalité.

Mais c’est un monde interne qui travaille, c’est un monde enfoui sans doute, effectivement qui est fait de perceptions, de sensations originaires enfin, je ne sais pas, d’un début rêvé, d’un début dans lequel on ne sait pas trop ce qui se passe ou ce qui se joue mais en tout cas quelque chose s’y joue avec beaucoup de force, de brutalité, de violence, beaucoup de soudaineté.

Le cinéma est une machine qui produit des images 25 fois par seconde et à chaque 25e de seconde, on ne sait pas ce qui peut surgir devant soi. La coupe est essentielle. Quelque chose peut être là, qu’on ne pourrait pas voir, qu’on ne pourrait pas soutenir, en tout cas que l’on ne sait pas. On est toujours placé, comme ça, sous cette menace d’invisible qui viendrait te dévaster ou au contraire te ravir, enfin dans tous les sens du terme, à la fois t’emporter et c’est le cinéma constitutif de cette question-là, d’une certaine forme de suspens, d’arrêt, d’inquiétude, je crois.

Alors pour cela, c’est très éloigné du fait divers. Dans « Sombre » par exemple, c’est pas du tout un «serial killer » de faits divers. Il est très problématique en tant que « serial killer », il ne correspond pas tellement à la sociologie du criminel. C’est le loup. C’est un homme qui vient des forêts, des bois, il vient des collines, il a une certaine couleur justement, celle de la terre, des prés, des champs, c’est un homme qui vient d’un état très archaïque de la nature. Sûrement c’est avec ça que je fais du cinéma.

Voilà à partir de quels matériaux, je travaille. C’est essentiellement à partir de mon expérience, de ma propre expérience de moi-même, mais aussi de ma relation aux autres, de ma relation à des sensations que je peux parfois éprouver. Une scène peut venir juste parce que j’ai l’image d’un fleuve qui…, de l’embouchure d’un fleuve, de ce moment où le fleuve rencontre l’océan.

J’ai cette impression d’une ouverture de quelque chose qui glisse et puis qui s’ouvre et ensuite l’horizon. Ça peut me donner juste ça, juste le désir de faire une scène, de tourner, beaucoup plus que de savoir si Monsieur le pharmacien a trompé sa femme avec Monsieur le dentiste. Le récit ne vient pas comme ça, d’une sorte de psychologie des sentiments. Même si par ailleurs, je peux y trouver beaucoup de plaisir quant s’est porté au plus haut par…, je ne sais pas, je pense à des écrivains comme Dostoïevski ou Tolstoï. Mais ce qui me fait faire les films, ça ne vient pas de là, ça vient d’un paysage, d’une certaine qualité de la lumière, la façon qu’a le ciel, comme aujourd’hui, d’être à la fois très éblouissant et comme empreint d’une grande mélancolie. C’est une lumière très mélancolique comme celle d’aujourd’hui, on sent que l’été se termine, que quelque chose d’achève. Il y a une forme de…, une manière que l’on a d’être pris dans cette circularité du temps et cette lumière-là, si particulière, me donnerait aujourd’hui envie de tourner. Ça peut être ça d’ailleurs, juste tourner un visage.

Donc le film, il vient par bouts, mais par bouts parfois très éloignés les uns des autres. Je n’écris pas une scène en disant : alors qu’est ce qui précède et qu’est ce qui suit ? J’écris et peu à peu les choses se rassemblent et enfin un certain paysage mental, commence à dessiner.  Peu à peu, je m’approprie ce paysage et je l’habite d’une certaine manière. Ensuite, je le parcours, je marche dedans. Au fond, la mise en scène, c’est une des manières particulières de parcourir ce paysage qui s’est constitué comme ça, peu à peu.

Il me faut beaucoup de temps entre les films, c’est ce que je découvre en les faisant. Entre « Sombre » et « La vie nouvelle », il m’a fallu 4 ans, et probablement, avant qu’un autre film soit possible, ce sera sans doute la même durée. Pas seulement pour des raisons de production, de difficultés de financement, qui au fond, ni pour « Sombre » ni pour « La vie nouvelle » n’ont été le cas, mais justement parce que je ne peux pas faire un film puis un autre, puis un autre. Je pense que l’on a un certain nombre de films possibles, qui n’est pas infini.  Comme dirait Godard, il y a juste une image.

Probablement, on a toujours affaire à la question de la vérité, de manière générale, de la vérité de sa vie, enfin sur la vérité de ses sentiments, de ses émotions, la vérité de ce qu’on éprouve, on ne sait jamais. On n’en est jamais complètement certain.

Il y a toujours un moment assez étrange là-dessus, sur la façon de nommer ce qu’on éprouve, l’amitié, l’amour… Quand je dis, j’aime, de quoi on parle, qu’est ce que ça vient saisir, ce fragment de langage, qu’est ce que ça vient saisir dans ton réel ? Au fond, c’est vraiment cela aussi la difficulté avec les images, qu’est ce qu’on arrive à saisir qui aurait une certaine relation à notre vérité dans ce réel qu’on prélève. Qu’est ce que l’on produit dans ce fragment de monde que l’on soutient en tournant ?  Un fleuve encore une fois, cet océan qui s’ouvre, puis je ne sais pas, j’imagine une ville au bord du fleuve, on peut imaginer des soldats et puis quelque chose commence… mais en quoi ça articule quelque chose de celui qui fabrique peu à peu de la fiction, je ne sais pas.

Ce que je sais, c’est que la relation à la vérité, elle doit passer par mon désir à tourner, le désir de faire cette image là, pas une autre, cette image là de cette façon là, parce que j’ai légèrement descendu le diaphragme, parce que je verrais pas très bien ou au contraire parce que je la verrais trop ou parce que ce que je verrais, viendra après un mouvement de caméra panoramique… Tout d’un coup, je vois quelque chose, je m’en approche puis j’arrête, je reviens et reprends le mouvement, Je reviens sur la même chose, mais elle n’est déjà plus tout à fait la même, je m’approche peut-être d’une autre manière. Ensuite, je reste longtemps et quand je vais monter, je prendrai juste ce moment là, la fin, le bout de course, juste ce qu’il reste de la fin, peut-être quelques secondes. Mais avant, il y aura eu tous ces mouvements.

Qu’est ce que ça va produire ?  Je ne sais pas.  En tout cas, ces quelques secondes là seront vraies pour moi si on peut employer ce terme. En tout cas, elles ont une certaine vérité dans la sensation que je ressens. En tout cas, ça me fait faire du cinéma.

Je ne sais pas si j’ai bien répondu à ta question.

Je ne m’inspire pas tellement de récit, ce ne sont pas les mots qui m’inspirent, par contre la photographie m’inspire. J’aime beaucoup la photographie et je regarde beaucoup de photographies. Dans la photographie, ce qui est extraordinaire, c’est à la fois, figé et en même temps, un monde complet de fictions et d’histoires. Il y a ça chez les grands photographes, cette possibilité, cette capacité d’ouvrir un champ narratif juste d’après une image, c’est absolument magnifique.

Le cinéma est comme enkysté dans quelque chose qui fait qu’il ne se défait pas d’un certain nombre de règles, qui sont essentiellement des règles commerciales. Quelque soit l’histoire, quelque soit la narration, le cinéma est liée au commerce, qui détermine un certain type de récit, d’histoire, de personnage, une manière de raconter les choses, de mettre en place des situations, de nouer l’intrigue, de développer les caractères.

En fait, ce qui m’inspire le plus au fond, c’est déjà une image… comme une image qui me donnerait la possibilité de voir d’autres images. Il y a ça aussi avec la peinture, notamment sur la lumière, celles qui sont exemplaires de la manière dont le réel a été saisi. Je pense à Rembrandt, à la peinture primitive flamande qui est incroyable.

SD : Tes films « Sombre » et « La vie nouvelle » ne sont pas construits selon les critères classiques des films de fiction. Ils sont tout entiers tendus par l’exploration des zones obscures de l’individu, de ses contradictions et de sa violence. Tes films nous propulsent dans des régions archaïques que nous n’avons habituellement pas trop le désir de fréquenter. Ce mouvement s’exprime dans sa forme cinématographique même.

Comme spectateurs, nous sommes souvent déboussolés car la narration est déroutante, le rythme du film haché, les images déconstruites, floues et peu lisibles. Ton cinéma dérange nos habitudes de regard, nous heurte en s’affranchissant des repères narratifs traditionnels.

 

PG : Je vais essayer de te répondre sur la narration.

La question du style est centrale, il n’y a pas de division comme ça entre le fond et la forme, c’est une bêtise, il n’y a pas d’un côté le fond et de l’autre coté la forme, il n’y a pas de « tiens je vais raconter ça » et ensuite « comment je vais le raconter ». C’est noué dans un seul geste. Il n’y a pas de fond et de forme. Si on regarde une peinture, c’est le rythme de la peinture, la touche, la façon dont les choses sont hachées, ce que le peintre essaie de saisir, de la  réalité de ce qu’il voit, de la manière dont la lumière frappe sa rétine… qui explose en plusieurs soleils. Tout ça, c’est un geste. Ce n’est pas d’abord un sujet et ensuite le geste, c’est concomitant, ça va ensemble. L’empâtement de sa peinture et les pommes de terre, c’est quelque chose de similaire, c’est terreux, ça vient d’une sorte de boue dans laquelle il se déplace spirituellement, c’est brassé par la même question. C’est une question de fond et de forme. Il faut arrêter ces bêtises inouïes comme ces critiques qui écrivent « c’est trop formel ». Qu’est que ça signifie, « c’est trop formel », c’est grotesque. Qu’est que ça signifie, c’est trop formel par rapport à une phrase de Céline. Qu’est ce que c’est que cette question quant on voit les plans d’Eisenstein ou de Dreyer.  Quand on voit un plan de Dreyer, c’est un plan de Dreyer et ça va en même temps, ensemble, la lande et le ciel. C’est pensé comme un seul mouvement, c’est un geste, une inclinaison, une façon d’être là, d’être vivant, de bouger, de manger, d’aimer, de rire, de baiser, c’est une seule question, c’est la matière vivante qui travaille.

Je n’ai pas pensé « Sombre » en disant que je vais raconter l’histoire d’un homme qui tue de manière répétitive et ensuite comment je vais le faire, quelle scène il va falloir que j’écrive pour que cette histoire là soit racontée, pour qu’elle soit comprise, quelles scènes, il va falloir tourner. C’est jamais comme ça que je me pose toutes ces questions, ces enfants qui crient, puis l’enfant qui marche avec la main en avant, puis la surface de l’eau, puis les forêts, puis le soleil qui est devant la caméra, la route qui descend dans la nuit. Je ne sais pas. Tout cela est brassé par la même nécessité qui fait qu’à travers ça, sans raconter une histoire, c’est à travers les sensations et les émotions qu’une histoire se raconte, ce n’est pas l’inverse. Quand c’est l’inverse, il n’y a pas de cinéma du tout. Pas de littérature, pas de peinture, là on demande autre chose et justement c’est pas une question culturelle c’est une question théologique c’est une question d’être là, de la manière dont on est là, de la manière dont on vit. Effectivement, le style et les zones obscures, ça va ensemble. Pour « La vie nouvelle », c’est pareil, ça s’est levé de la terre. L’histoire, elle est simplissime  enfin… L’histoire n’a pas un  intérêt phénoménal, il n’y a pas un secret qu’on découvrirait à la fin, c’est pas de cet ordre. Ce n’est pas de l’ordre du petit secret, c’est de l’ordre d’un saisissement du spectateur dans sa relation à sa propre émotivité par la sensation.  Ce que donne le cinéma, ce qu’il produit, les plans, la lumière, les décors, les cadres, un certain rythme, une façon de monter, une façon qu’à la caméra de se déplacer, de heurter ou pas, une façon de représenter les choses, c’est cela le style effectivement.

Je sais pas si c’est déroutant. C’est forcément déroutant, puis que c’est forcément quelque chose qui n’appartient qu’à soi et encore, on ne sait même pas comment ça nous appartient. Je ne sais pas. Il y a probablement un amour très grand au départ…… En tout cas, quand on regarde Van Gogh, il y a un amour très grand pour la peinture. Après, c’est très déroutant, à tel point que je ne sais pas si l’anecdote est vraie, mais un jour il était tellement désespéré qu’il a mis toutes ses toiles dehors en espérant que les éboueurs les emmèneraient. Le lendemain matin, il est descendu et elles étaient encore là, personne n’en voulait. Donc forcément, c’est déroutant

J’ai revu récemment à Berlin « L’homme à la caméra». C’est incroyable, la force de ce film, projeté comme ça dans un bar : les visages, la qualité des plans, la proximité des visages, la façon qu’ils sont presque comme penchés au dessus  de la caméra, comme s’ils nous regardaient au dessus d’un puits. Qu’est que c’est que ça ? Pourquoi il a filmé ça comme ça ?  On voit des centaines de plans de visages quand on regarde la télévision, quant on regarde les films, on voit chaque jour des centaines de plans de visages, mais il n’y a pas un visage qui reste, il ne sont pas finis, ils ne sont pas cadrés, il n’y a pas d’attention, celui qui filme ne s’engage pas, il engage rien dans ses relations, il pourrait filmer n’importe quoi, d’ailleurs il filme n’importe quoi. Mais quant on voit un visage par exemple, un visage de Vertov, il reste en mémoire, comme aussi les visages dans « L’évangile selon Saint Mathieu » de Pasolini, ces visages, ces plans de visages.

 

SD : Tes films parlent de la violence, celle des rapports humains et du contact heurté avec le monde. Ils mettent sous le regard la violence de l’altérité, la tension des relations hommes-femmes et l’impossibilité d’une relation qui serait paisible. Cette violence s’exprime essentiellement sur les corps qui sont meurtris, soumis à l’emprise d’autrui, réduits à des objets de plaisir des autres. Ils sont réduit à l’état de corps déchets … lieux de la jouissance désincarnée d’autrui et non objet de désir fondé sur la différence.

Le cinéma a souvent été accusé de favoriser le développement de la violence. Quel est ton avis ?

 

PG : Je pense que le cinéma a à voir avec les questions liées à la violence, ces questions de maîtrise, ces questions de … probablement oui, de constituer l’objet du plaisir des autres. Le cinéma est profondément concerné par le fantasme. Le cinéma est contemporain de l’invention de l’inconscient, il a à voir avec la projection, avec quelque chose de placé sur l’autre, que l’autre renvoie de manière très structurelle. Les projections sont au centre du cinéma.

Je ne sais pas. En tout cas, « Sombre » et « La vie nouvelle » sont des films qui mettent en scène un certain type de relations à la violence et probablement au corps de la femme. Je ne sais pas c’est difficile d’en parler. D’abord, parce que j’ai fait des films justement qui passent par l’image et qui ne sont pas passés par la parole. C’est passé par la façon de figurer un certain nombre de rapports, de relations, entre le corps, le corps de la femme, le monde, la nature, l’enfance. Ces films sont fabriqués, je crois, avec beaucoup d’enfance, beaucoup de choses qui viennent de ce moment, même de la petite enfance lorsque l’on se sépare, où l’on ne peut pas encore trop dire ce que l’on éprouve et en même temps on ne sait pas ce que c’est car on n’a pas la possibilité de symboliser, donc la période de ces premières émotions. Par exemple, cette lumière, c’est une lumière d’automne qui arrive. Moi, je suis né en automne et c’est les premières lumières que j’ai perçues… Qu’est que j’en sais de ça, ça fabrique comme ça quelque chose, ça constitue quelque chose de ma relation aux choses, aux gens. Cette brutalité, cette violence est sûrement issue de cette épaisseur que l’on déplace avec soi-même, que l’on ne connaît pas même si on essaye de l’analyser, de l’approfondir, de pouvoir grandir. Je pense que c’est aussi probablement une des limites de la psychanalyse dans ce sens-là.

Il y a quelque chose comme ça, qui nous appartient et auquel on n’a pas accès. Je pense que c’est à travers cette place, à travers cette opacité, que l’on peut être touché et qu’on peut regarder le monde. On peut être touché par ces corps qui tombent en enfer, cette verticalité du corps, sa blancheur,

Pourquoi a-t-il représenté ça de cette façon là ? Pourquoi ça nous touche plus qu’autre chose ?  Justement, parce qu’il y a une vérité qui est mise en scène mise en jeu, mise en œuvre, par … vérité qui peut être inscrite à la fois par des questions religieuses et spirituelles, mais c’est aussi une vérité qui est propre à l’enfant.

Ce ciel éteint, un peu exténué, c’est avec ça qu’on fait du cinéma, avec cette lumière là, les collines, le centre de la France, les forêts, c’est avec tout ça. C’est à travers ça que s’exprime la brutalité, la violence, l’impossibilité de toucher l’autre, l’impression probablement pour…, être dévasté par le corps de la femme, le corps de la mère, quelque chose qui l’emporte. Je sais que quand j‘ai fait le film, je ne me suis jamais posé ces questions, de cette façon  en tout cas. Après oui, on peut réfléchir, mais au moment de mettre en scène, ça vient d’ailleurs, ça vient d’une autre nécessité et surtout au moment où on tourne.

Moi je ne tourne pas d’une manière régulière, je peux tourner très vite, je peux ne pas tourner pendant 2 jours. Sentir d’un coup que c’est vraiment là, puis … c’est une sensation de liberté incroyable, un plaisir inouï mais parfois c’est l’inverse, le sentiment d’être très déprimé, avoir une impression de dégoût. Être là sur un plateau, ce n’est pas industriel, ce n’est pas une production continue comme ça, un rythme de 10 ou 4 plans pas jour.

 

SD : Penses-tu que la violence au cinéma puisse être contagieuse ? Dans les medias et ailleurs, on parle souvent de la responsabilité des films violents dans la propagation de la violence en milieu urbain. Le cinéma serait-il responsable de la banalisation de la violence et à ce titre responsable, du moins en partie, de l’accroissement des actes délictueux ?  Cette idée accréditerait l’opinion que les comportements violents seraient, du moins partiellement, de nature mimétique.

 

PG : Non, je ne le crois pas. Vraiment il y a une pensée journalistique idiote, de vouloir associer tel événement dramatique dans la vie d’un adolescent au fait d’avoir vu tel film …. « Scream » n’a pas contaminé des adolescents, il n’y a pas de contamination des images à ce niveau, à ce niveau du passage à l’acte. Je pense que le passage à l’acte d’un enfant qui se met à commettre un acte violent et répréhensible par la loi ou condamnable moralement, il y a quelque chose d’autre qui n’appartient pas au cinéma.

Pourquoi on la regarde cette violence, la réponse qui vient comme ça immédiatement c’est que … je ne sais pas …  C’est très difficile cette affaire. Quand on regarde la télévision et notamment les journaux  télévisés, la violence est absolument inouïe, les images sont d’une violence inouïe, elles montrent des corps calcinés, des corps dans des états effroyables, des morts, des cadavres, des corps exploités. C’est invraisemblable cette quantité de violence réelle, qui vient de la réalité, en tout cas n’est pas issu de fantasme ou d’imagination quelconque, c’est considérable.

Donc la violence au cinéma, quand elle est produite par une machine de fiction, c’est d’un autre ordre : c’est une fiction, personne ne meurt sur les tournages. On peut sortir d’un film meurtri psychiquement, mais personne ne meurt, c’est une violence factice, une violence mise en scène. Quand on dit «coupez», les choses s’arrêtent, sinon ce n’est plus du cinéma, c’est un psychodrame. Il ne peut pas y avoir de cinéma, s’il n’y a pas cet écart minimal qui fait que justement, on peut interrompre le tournage et ensuite aller boire un verre et parler d’autre chose.

C’est pourquoi je ne crois pas que le cinéma soit contagieux pour ceux qui le regardent. L’enfant que l’on dit s’être s’est inspiré de « Scream » a un problème. De toute manière, il se serait inspiré de quoi que soit, ça a été «Scream», le problème est celui du déséquilibre probable de cet enfant. Il n’a pas été déséquilibré parce qu’il est aller voir « Scream », le déséquilibre était probablement inscrit en lui bien avant,

Cela me semble vraiment être une idée journalistique de penser la chose de cette façon, je sais si je réponds bien à cette question. Peut-être que l’on peut y revenir plus tard, je ne sais pas ?

 

SD : Tes films ont été interdits aux mineurs de moins de 16 ans. Que penses-tu de la censure au cinéma ?

 

PG : Je trouve cela très bien que mes films aient été interdits aux moins de 16 ans, je n’aurais pas aimé du tout penser que sans loi, … « La vie nouvelle » je trouve ça bien d’être censuré. Il y a des films qui sont censurés aux moins de 12 ans et je ne comprends pas, je pense qu’un enfant de 12 ans peut …. des viols, des meurtres, cela ne me semble pas juste, je crois que c’est très important qu’il y ait une censure. Mais qu’un film soit censuré pour pornographie, ce n’est qu’une question de classification entre les moins de 18 ans et les films X. Quand les gens sont majeurs, adultes, je ne vois pas pourquoi la censure s’exprimerait.

Mais pour les enfants dans les moments de construction de soi, il n’est pas juste que n’importe quoi soit vu, n’importe comment, comme ça par n’importe qui. Donc moi,  je suis tout à fait favorable à la censure de ce coté par rapport aux mômes.

 

SD : Le cinéma satisfait notre désir de voir et de savoir, nous recherchons dans les salles obscures cet effet apaisant. Il est pacifiant puisqu’il réduit nos tensions et assouvit des désirs secrets. Cela n’a rien à voir avec la violence montrée sur les écrans, visible, extériorisée, le sang, les coups de poings ou les bombes qui sont de l’ordre de la représentation donc extérieure au spectateur. Ce dont je te parle, c’est l’effet en profondeur d’un cinéma tel que le tien sur les pulsions, souhaits et désirs de celui qui regarde.

 

PG : Le cinéma qui me touche est un cinéma qui me place dans un monde que je ne connais pas, que je ne sais pas, que je ne pouvais même pas imaginer auparavant. Un monde dans lequel les sensations, les émotions, les tensions, les sentiments sont des sentiments que je peux reconnaître comme étant en partie les miens, mais les mots qui les expriment, je ne les connaissais pas auparavant. Par exemple, je pense à Fassbinder. Les grands cinéastes sont des cinéastes qui produisent un monde particulier, un monde dans lequel, pendant la durée de la projection et même après, je peux m’installer, avoir peur et sentir de l’effroi ou au contraire ressentir du plaisir, du bonheur ou du dégoût, peu importe. Avec le cinéma, je suis près à faire toutes les expériences possibles, mais il faut que ce soit, par rapport à la question de la vérité, il ne faut pas que ce soit frelaté, il ne faut pas sentir que c’est truqué.

Je pense aux films qui m’ont vraiment marqués, je pense à Dreyer, à Bresson, à Murnau.  Au fond, c’est ça, à la fois des sentiments mis en œuvre à travers des sensations qui sont produites par le cinéma, par quelque chose qui appartient au cinéma, qui n’est pas du domaine de la littérature, ni de la peinture, ni de la musique, de la philosophie ou la littérature, qui appartient à ce qu’est le cinéma, cette chose particulière de construire avec des images dans un certain rythme, dans un certain temps.

Si cela n’est pas là, pas travaillé, si ça n’est pas mis en œuvre, cela ne m’intéresse tout simplement pas. Je m’ennuie, j’ai l’impression d’avoir vu le film déjà dix mille fois. Par contre si un film me montre ou m’emmène dans un monde particulier, je sais pas, je pense à Eléphant, cette façon qu’il a de se déplacer, la manière dont on est proche de la caméra et à la fois, comme la caméra semble très distante, cette espèce de proximité et de distance…… enfin ça m’a beaucoup plu.

 

SD : Les documentaires comme « Fahrenheit  9.11 », l’émergence des images électroniques et l’essor des images de synthèse, la simplification de la réalisation de films avec la vidéo, sans compter les jeux électroniques, les clips musicaux, toutes ces nouvelles images et nouvelles manières de faire des films imposent peu à peu une forme particulière au cinéma marquée par la souplesse d’utilisation, la rapidité d’exécution et la diminution des coûts de fabrication. Ces images synthétiques contemporaines induisent un style différent du cinéma classique en 35 mm. Comment te situes-tu devant l’émergence de ces nouvelles technologies, face à ces nouvelles manières de filmer ainsi qu la possibilité qui nous est offerte aujourd’hui d’une diffusion planétaire instantanée des images par Internet ?

 

PG : Moi, je ne crois pas du tout que ces images-là amènent un style particulier. Tu n’as qu’à regarder ce qu’ils font avec ces images, c’est pareil. Mais, je ne vois en quoi ça a bouleversé réellement quoi que ce soit dans la façon de filmer, de produire et de représenter les choses. Parce que si on tourne en vidéo juste pour des histoires économiques, ça n’a pas beaucoup de sens. C’est quelque chose qui appartient à la vidéo, qui est très peu traité enfin notamment sur la question de flux, de durée réelle sur le fait que ce qu’on est en train de faire, c’est impossible de le faire en 16 mm ou en 35 mm, il aurait fallu couper toutes les 10 minutes, donc ça aurait peut-être produit autre chose. Pendant que tu rechargeais la cassette vidéo, toi tu étais avec ta caméra à recharger et moi j’étais avec ce que j’étais en train de dire, donc sans doute l’interview aurait été très différente. Là, il y a quelque chose de différent qui vient du fait qu’il y a du flux, la durée réelle et c’est quasiment jamais utilisé de cette façon. Après, ils travaillent avec la BétaCam ou je sais pas quoi, des images numériques mais c’est des champs contre champs c’est les mêmes questions, il y a peu de …. , sauf dans le champ de l’art vidéo, de l’art contemporain où des artistes utilisent la vidéo pour des installations, pour d’autres modes de représentation ou effectivement le médium a du sens ou du moins ils le travaillent en tant que tel. Sinon la plupart du temps, c’est vraiment la même chose, je ne crois pas tout ce que tu décris, parce que même dans les jeux électroniques, par exemple, si tu regardes en détail, c’est découpé comme du cinéma classique. Alors effectivement, il y a quelque chose de très différent, on peut agir en temps réel, se déplacer dans un espace, faire varier les points de vue, les axes de caméra. Mais en même temps, quelque chose est construit dans un espace classique, dans un espace euclidien en gros. Mais on est toujours dans la même logique, on n’est pas dans un espace de Riemann, ça n’a pas beaucoup changé. Il y a comme une impossibilité ou une difficulté de se dégager de ses questions de personnages, de narration, de situations qui déterminent un espace classique, enfin classique, mais en fait c’est marchand plus exactement qu’il faudrait appeler cet espace narratif. Un espace marchand, espace de l’argent au sens du commerce, mais je ne suis pas assez précis en disant ça. Je suis sûr qu’il y a quelque chose sur lequel il faudrait réfléchir sur cette manière de raconter des histoires.

J’avais vu un documentaire très intéressant sur Chaplin, sur les premiers films de Chaplin. En fait, il n’y avait pas de scénarios, il tournait un plan fixe puis peu à peu, il augmentait les choses dans le plan. Il y avait un personnage qui montait un escalier, et ensuite, il y avait un autre personnage qui descendait, puis il y avait 15 personnes qui montaient l’escalier, puis une autre qui descendait, puis celui qui descendait renversait le premier qui était monté puis ensuite tous les autres tombaient. Il y avait cette scène et en même temps, il y avait quelque chose d’autre qui arrivait dans le fond du plan. Peu à peu, on voyait 100 prises, 115 prises, 150 prises qui n’étaient jamais les mêmes. On faisait pas à chaque fois la même prise, c’était pendant 150 prises, il inventait chaque fois un certain nombre d’événements dans un champs, dans un plan. Il n’y avait pas de scénario. Il y avait une pratique très fragile, très instinctive de la mise en scène.

On aurait pu penser que le cinéma aurait pu être beaucoup plus libre, justement proposer comme ça des fragments très épars, sans nécessité forcément narrative, puis parfois, au contraire, des films très narratifs mais en tout cas des expériences multiples et différentes de cinéma. Mais ce n’est quand même pas vraiment le cas.

Voilà on est revenu à la première question sur la manière de faire des films.

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